Devant pareil disque, tout le monde s'incline. Du moins ceux qui croient encore que le rock n'est pas moribond. Parce que la bête ronronne encore, prête à vous sauter à la gorge à tout moment, alors que tout le monde prédisait sa fin imminente. Non : le rock n'est pas mort, puisqu'il y a les White Stripes. Oubliez les Strokes, les Hives, les BRMC, tous ces fossoyeurs qui remuent la terre sans la fertiliser. Parce que le rock'n'roll, cette furie infidèle et rebelle qui finissait par se mordre la queue, a trouvé en Meg et Jack White ses plus ardents symboles, de valeureux défenseurs que rien n'arrête, pas même 1 million de " White Blood Cells " vendus aux quatre coins du monde. Ce n'est pas demain la veille que Meg et Jack (Frère et sœur ? Mari et femme ? Qu'importe !) vendront leur âme au music business en échange d'un album de gangsta rap ou de techno luna park. Parce que les White Stripes sont le rock'n'roll, point barre. Ils n'ont que faire des modes. Les White Stripes incarnent à la fois le renouveau du rock et son antithèse, en utilisant des éléments du passé pour inventer une musique qui paraît pourtant vierge de toute Histoire. " C'est dans les vieilles casseroles qu'on fait les meilleures soupes ", comme on dit. A la différence que Meg et Jack, eux, y rajoutent un bon bouillon Knorr fait maison, dont la recette miracle tient en trois mots : simplicité, sincérité, félicité. On entend chez eux du blues des années trente, du folk des années soixante, du glam des années septante et du hard des années quatre-vingts, mais complètement dégraissés, ramenés à leur plus simple apparat, pour plus d'efficacité. Les White Stripes, ce serait donc un mix bio de toutes ces musiques, dont on ne garde que l'essentiel : l'essence. Une batterie, une guitare, une (parfois deux) voix : c'est tout. Mais c'est suffisant pour traduire au plus près ce que doit être le rock : une sensation primitive qui vous fait sursauter, qui vous prend aux tripes sans artifices. Juste de la rage et de la passion. Le strict minimum pour un rendement (et une claque !) maximum : une règle de plus en plus suivie par les groupes de rock d'aujourd'hui (The Kills, The Black Keys,…), où la basse n'est même plus de la fête. " Elephant ", pourtant, commence avec une ligne de basse, hénaurme, tribale, jouissive… " I'm gonna fight them off / A seven nation army couldn't hold me back " : le message est clair… Cet album, en quelques secondes, écrase déjà la concurrence. Avec un sacré pied de nez aux rockeurs poids lourds qui envahissent les ondes et les écrans, puisqu'il s'agit bien, en fin de compte, d'une guitare, mais accordée en octave ! Sacré Jack : un instant, on pensait qu'il allait sortir la grosse artillerie, et perdre ainsi de cette virginité perpétuelle qui fait le charme de sa musique… " Black Math " accélère un peu le tempo dans un style punk-garage absolument tubesque, tandis que " There's No Home For You Here " présente un Jack démultiplié, comme si le blues de Son House s'était vu corrigé par le " Bohemian Rhapsody " de Queen. Dix Jack pour le prix d'un, pourquoi faire la fine bouche ? Et ces riffs, monstrueux, qui ne cessent de déchirer l'air alors qu'on croyait guetter un semblant d'accalmie… Le repos du guerrier, heureusement, ne se fait point attendre, avec cette reprise d'un vieux standard de Burt Bacharach chanté à l'époque par Dusty Springfield : " I Just Don't Know What To Do With Myself ", aussi fort que le " Jolene " du premier album. Un classique célébré ici comme il se doit, avec humilité, mais sans s'y coller comme à l'école. " The Cold Cold Night " continue dans cette lancée pleine de sang-froid, après la violence des trois premiers morceaux… Mais cette fois c'est Meg qui chante, en petite-fille mutine de Moe Tucker. Sa voix, comme son jeu de baguettes, est approximatif. C'est à ce moment qu'on se demande avec étonnement pourquoi on accroche tant, alors que cette nonchalance extrême devrait passer pour de l'indigence. Pourtant, ça passe. Plutôt bien, même… Comme les deux morceaux suivants, " I Wanna Be The Boy " et " You've Got Her In Your Pocket ", des ballades romantiques, la première au piano, la deuxième sans Meg, qui clôturent en beauté la partie douce mais dense de cet album éléphantesque. Retour au blues rocailleux, à la guitare qui raille et au chant écorché avec " Ball and Biscuit ", sept minutes de sexe et de colère entre les Stooges et Muddy Waters ; puis ce piano, à nouveau, introduit par un prêche de bigot bientôt atomisé par de gros riffs heavy pleins de distorsions, direction les feux de l'enfer (" Little Acorns "). Suit " Hypnotise ", deuxième chanson punk-garage de l'album, dégainée plus vite que Lucky Luke : à peine deux minutes. Un titre classique, à la White Stripes, qui ressemble étrangement à " Fell In Love With A Girl "… Idem pour " Girl, You Have No Faith In Medicine ", tout aussi accrocheur et rieur, supposé d'ailleurs se retrouver sur l'album précédent. Entre les deux, un morceau plus étonnant (" The Air Near My Fingers "), avec orgues, pont à la Led Zep' et paroles gratinées, en un mot : épique. La cerise sur la gâteau s'appelle " It's True That We Love One Another ", une sympathique ritournelle country chantonnée avec Holly Golightly des Headcoatee, écrite en une demi-heure et enregistrée en vingt minutes. Terminer ainsi sur une note d'humour, presque infantile, témoigne encore une fois du vent de fraîcheur et de liberté que les White Stripes font souffler sur le rock depuis maintenant deux ans. Sans se soucier des tendances dernier cri (l'album a été réalisé en dix jours au studio " vintage " Toe Rag à Londres, avec du matos d'avant 63… Si ça c'est pas rock'n'roll), Jack et Meg White viennent tout simplement, avec cet " Elephant " gargantuesque, d'accoucher d'un chef-d'œuvre intemporel. Et d'entrer dans l'Histoire !