Cinq ans se sont écoulés depuis le dernier projet du natif de Detroit, « Illinois ». On pensait Sufjan Stevens plus intéressé à expérimenter les collaborations (auprès de The National, notamment), mais quelques jours après la sortie d’un Ep annonciateur d’un regain d’écriture, baptisé « All Delighted People », il nous propose un album hautement visionnaire.
« The Age of Adz » se réfère aux œuvres apocalyptiques de l’artiste Royal Robertson, dont la confusion psychique, cosmique et prophétique est reflétée dans l’opus. D’ailleurs, Sufjan s’est inspiré de la pauvre condition matérielle et physique vécue par l’artiste comme catharsis pour les douleurs physiques qu’il endurait lui-même au cours de l’écriture de l’œuvre. Il souffrait en effet d’un virus affectant son système nerveux ; certains entremêlements électroniques rappellent d’ailleurs les connexions nerveuses apparemment arbitraires et chaotiques, qui se fondent en une sorte de mélodrame hystérique.
Contrairement à son écriture habituellement spirituelle et thématique, l’artiste n’a cette fois pas produit d’album conceptuel, car il s’inscrit sous le signe de l’introspection, sans fondement théorique préalable, et sonde la primitivité des sensations. Fi des préconcepts historiques, géographiques ou culturels qui guidaient ses projets (scénico)-musicaux : l’instinctif est à l’honneur tout au long d’une tapisserie électronique démunie de tout narratif. Et c’est en ce sens que l’elpee est sans doute l’un des plus originaux concocté par Stevens. Si l’amour, la foi et la souffrance hantent toujours ses textes, ils sont explorés au niveau personnel et non polémique. Compte tenu de cette approche, le paradoxe réside en ce que, pour exprimer l’humain en lui, Stevens remplace guitares acoustiques et banjo par des synthétiseurs. Et ceux-ci ainsi que l’orchestration symphonique s’harmonisent à merveille. A la limite des expérimentations classiques contemporaines, la réussite de cette symbiose électro-acoustique risque de bluffer plus d’un expert en la matière, dans l’éternel débat musicologique sur la limite entre le classique et le populaire.
L’ouverture « Futile devices » pressent un rock mélodique, s’en suit l’explosion « Too Much » qui se développe comme un Aphex Twin en marasme plus modéré, une ambiance « Kid A » aussi, s’il faut vraiment comparer. On avance, et l’auditeur a du mal à trouver pied ; il est en constante lévitation. Les arpèges virtuoses des flûtes et les cuivres annoncent déjà le son orchestral qui se développe dans toute sa splendeur lors du titre suivant, « Age of Adz ». Une chorale d’Arcade Fire rythme la cacophonie des dissonances organisées.
Deux plages plus douces, chaleureuses, servent d’interludes avant de se relancer lors d’un « Get Real Get Right », qui présente un véritable esprit opératique. Le quasi drum 'n' bass et impressionnant « I want to Be Well » conjugue electronica et philharmonie avec virtuosité. Le mélancolique « Impossible Soul » est magnifiquement invraisemblable : ses 25 minutes (!) reproduisent une espèce de condensé sonique du même esprit que les plages précédentes (malgré son passage à voix bionique digne d’Usher –ou de Madonna– et concluent sur un refrain en chœur qui restera en écho dans notre tête toute la journée.
L’univers inquiétant et légèrement dingue du multi-instrumentiste nous invite à découvrir un pays des merveilles où l’on suivra le lapin, effarouchés mais hypnotisés par l’étrange tintamarre que nous offre ce nouveau monde fantastique. La folie de Sufjan Stevens le transforme en artiste indéniablement majeur.