Si pour les teenagers, Jethro Tull ne représente plus qu'un vestige du passé, dans l'histoire du rock'n roll cette formation constitue un véritable monument, au même titre que le Floyd, Led Zeppelin, le Who, les Kinks, Yes ou King Crimson. Fondé en 1968, le Tull n'est toujours pas prêt à déposer les armes, même si sa démarche ne colle plus tellement à l'actualité. Son leader, Ian Anderson a toujours, en tous cas, bon pied bon œil et possède un avis terriblement lucide sur le monde contemporain ; et pas seulement musical. Lors de la sortie de son album " Divinities ", il nous a accordé cette interview ; une occasion unique de lui parler de son passé, de son présent, et bien sûr de son futur…
Dans la musique de Jethro Tull, j'ai toujours ressenti une ambiguïté entre le mode de vie rural et le mode de vie urbain. Pourquoi?
Je vis à la campagne et je travaille en ville!
Au cours de la première moitié des seventies, Jethro Tull a fait partie d'un mouvement typiquement britannique que l'on a appelé rock progressif. Et des oeuvres comme "Aqualung" et "Thick As a Brick" reflètent parfaitement cet état d'esprit. Ne penses-tu pas que l'aspect cyclique du rock 'n roll pourrait, dans un futur proche, conférer à ces deux oeuvres un rôle plus indicatif?
Je ne crois pas. La différence entre la fin des sixties, le début des seventies et aujourd'hui c'est que les grands musiciens du passé, tels que Jimi Hendrix, Grateful Dead, Frank Zappa, Captain Beefheart, Yes, Emerson Lake & Palmer, Genesis dans son contexte originel, Fleetwood Mac lorsqu'il était encore drivé par Peter Green, ont apporté des éléments d'autres cultures à la musique rock. Le deuxième elpee de Jethro Tull, "Stand up", bien que basiquement partagé entre blues et folk britannique, s'inspirait de l'Orient, du Moyen Orient. Nous avons toujours tenu compte de ces éléments extérieurs pour élaborer notre création. A la fin des seventies, lors de l'explosion du punk, et tout au long des eighties, le rock a essayé de se ressourcer par l'intérieur. Mais au bout de quelques années de pauvre ballet génétique, il s'est complètement asphyxié sur lui-même. Le regard vers l'extérieur a toujours été crucial pour le rock et la pop. Depuis le début des nineties le mouvement commence à évoluer positivement. Je ne parle pas des revivalistes insulaires, comme Oasis et Blur qui se contentent de reproduire des clichés consommés il y a vingt ou trente ans en Angleterre, mais des formations américaines comme Nirvana, Pearl Jam ou Soundgarden qui ont apporté incontestablement quelque chose à la musique. Bien sûr, ils se sont inspirés des sixties, mais ils regardent également le monde extérieur. Et je pense que c'est une bonne chose pour permettre une ouverture vers de nouveaux horizons musicaux...
A l'instar de Tea Party?
Pourquoi me poses-tu cette question? Je la trouve cocasse et en même temps déconcertante. Voici quinze jours, je suis allé remettre les dernières bandes du nouvel album de Jethro Tull chez Chrysalis. Et lors de cette visite, l'attachée de presse m'a refilé deux CD dont un de Tea Party, en ajoutant: "Ecoute ce disque, tu vas certainement apprécier". J'ai été agréablement surpris. Mais en même temps, j'ai voulu en connaître davantage sur ce trio canadien. Justement, il se produisait près de chez moi, et j'ai rencontré Jeff Martin auquel j'ai demandé quelques explications sur ses sources d'inspiration. Il m'a bien sûr parlé de Bert Jansch, John Renbourn, Roy Harper, des Doors, de Led Zeppelin et puis de Davy Graham. Mais comment a-t-il pu connaître Davy Graham puisqu'il n'a jamais rien gravé sous son propre nom. Quel âge avait-il à cette époque! Il m'a simplement répondu qu'à partir de seize ans, il était très intéressé par la musique des sixties et fasciné par tous ces musiciens. Mais je trouve incroyable qu'il soit parvenu à se forger un style de phrasé de guitare sans avoir véritablement connu cette époque et puis que sa musique entretienne certains climats proche du prochain album du Tull! N'empêche, ce combo m'a beaucoup plus. Sa musique est très rafraîchissante, innovatrice, mais risque d'être frappé d'ostracisme aux States. Dangereux d'y afficher des opinions anti-fondamentalistes en se servant d'une musique à coloration orientale...
Que sont devenus les vieux potes du Jethro Tull?
Jeffrey Hammond a quitté le groupe en 75 et mène depuis une vie de rentier. Il se consacre à la peinture. Deux fois par an, il vient s'enquérir des royalties issues du back catalogue du groupe. John Evan s'est tiré du groupe en 79 ou en 80! Mais il a dépensé son argent dans des projets foireux. Il a d'abord investi dans un chantier naval, puis dans une entreprise immobilière. Mais ses affaires ont mal tourné. Tout comme son mariage d'ailleurs. Résultat des courses. Il s'est retrouvé sur la paille. Ou presque! La dernière fois que j'ai entendu parler de lui c'était il y a deux bons mois. Il suivait, paraît-il, des cours à l'université. Barriemore Barlow a également essayé de se lancer dans le business. Il a monté un studio d'enregistrement, joué au producteur. Au manager. Mais l'an dernier, ses affaires ont capoté. Banqueroute! Glenn Cornick vit depuis plusieurs années au States. Il est toujours infecté par le virus de la musique, mais comme semi-professionel. Partageant son temps entre la vente de pitas et ses expérimentations... mais il joue encore! Finalement, tous ces gars vivent encore grâce au chiffre d'affaire du back catalogue de Jethro Tull. Cela leur permet de survivre. C'est triste, car je pense qu'ils étaient capables de faire autre chose. D'apporter un plus à la musique. J'ai été très affecté lorsqu'ils ont décroché...
Est-il facile de faire accepter au nouveau line-up du Tull, de jouer des anciennes chansons du Tull sur scène. Y a-t-il des morceaux que le groupe refuse d'interpréter?
Nous jouons des compositions plus anciennes sur scène. Mais les arrangements sont totalement différents. Ce qui souvent peut se révéler très intéressant. Mais c'est un choix opéré de commun accord. Et je respecte cette décision. Et des chansons comme "Living in the past" ou " Witches promises" ne figurent plus dans notre répertoire. Regarde Plant et Page, ils ne veulent plus jouer "Stairway to Heaven", malgré leur réunion...
Qui t'a donné l'idée d'enregistrer ce "Divinities"? Pour un artiste réputé peu conventionnel, n'est-il pas paradoxal de le voir tâter de la musique classique?
C'est Roger Lewis, manager/ directeur d'EMI département classique qui m'a demandé de réaliser ce projet, il y a un an et demi. Figure-toi qu'au même moment, Chrysalis m'a sollicité pour faire un album de blues. Un projet qui n'a pas encore été concrétisé, puisqu'il nécessitera l'engagement de musiciens spécifiques. D'autant plus que j'avais dans la tête l'idée de graver un disque plus acoustique, sans oublier la place à accorder au nouvel opus de Jethro Tull... Mais je ne pense pas m'être investi dans la musique classique. J'ai simplement écrit et mis en application de la musique pour instruments classiques. Je joue de la flûte. C'est toujours ce que j'ai joué. Mais elle figure dans un contexte orchestral à côté du violon, du violoncelle, du cor, de la trompette, etc. Je ne crois pas trop que l'on puisse parler de musique classique. Pour prétendre être un compositeur de ce style, tu dois être passé de vie à trépas depuis plus de cent ans. Et même les critiques les plus intraitables concèderont que je ne suis pas mort, il y a cent ans. Or même si cette musique possède des affinités avec le classique, elle accuse de nombreuses influences: folk, celtique, moyenâgeuse, sémitique, scandinave, jazz, africaine... et bien sûr classique. Un élément parmi les autres, qui caractérise "Divinities" comme la musique de Jethro Tull!
Quels dieux honores-tu sur "Divinities? Y a-t-il une place pour Pan?
Si j'ai voulu donner une dimension religieuse, spirituelle à cette œuvre, c'est parce que j'ai voulu afficher l'idée d'un Dieu unique. Aussi bien pour les catholiques, les protestants, les juifs et même les hindouistes. Un créateur identique pour les adeptes du monothéisme. Un seul Dieu représenté à travers douze références différentes susceptible de transcender l'imagination. Chaque culture vit sa religion suivant ses dogmes, son rituel, son folklore, sa culture. Je n'essaie pas de porter un jugement, mais plutôt d'élaborer une philosophie toute personnelle qui n'engage que moi même...
Depuis quelques années, tu sembles de plus en plus branché par les questions d'écologie. Une raison?
L'écologie est une science qui mériterait d'être enseignée dans toutes les écoles et même à l'université. Je ne crois pas d'ailleurs, qu'au cours des trois prochaines décennies, beaucoup d'améliorations soient enregistrées dans ce domaine. Ce serait même plutôt l'inverse! Pour l'instant, les mouvement écologistes sont beaucoup trop subordonnés aux idéaux politiques. Aussi bien Greenpeace que Friends of the Earth. Et à cause de cette implication, ils n'ont pas toujours l'influence positive qu'ils devraient naturellement manifester. J'ai rencontré les responsables de ces organisateurs à différentes reprises. Et je leur ai fait comprendre que si leurs objectifs étaient justifiés, leurs méthodes l'étaient beaucoup moins. Je pense que les problèmes vont se multiplier si vous entretenez des relations destructrices. Il ne faut pas se contenter d'assurer la police environnementale. Il est nécessaire d'agir à d'autres niveaux. Je n'ai aucune relation particulière avec ces mouvements, mais dans le domaine de l'écologie, je crois que j'ai mon mot à dire...
Est-il exact que tu passes tes loisirs à jardiner?
Pas tout à fait! En fait, je dispose d'une grande propriété en Angleterre entourée d'un immense jardin. Deux hommes y travaillent en permanence. Mais ma passion pour le jardinage se limite aux pipéracées. Et en particulier les poivriers du Chili. J'adore la cuisine épicée. C'est la raison pour laquelle je suis intéressé par cette culture. Mais je ne porte guère d'intérêt aux fleurs ou aux arbres fruitiers.
Même aux légumes?
Non, je préfère me rendre dans les bons supermarchés et y acheter mes légumes. Ils y subissent un contrôle drastique en Angleterre. Et je préfère consommer leur marchandise que celle des particuliers qui passent leur temps à pulvériser leur production de produits chimiques...
(Version originale de l'interview parue dans le n° 36 - septembre 95 - de Mofo)