« Just Can't Get Enough », premier succès de Depeche Mode, c'était lui. Ensuite, il est parti former Yazoo, avant de fonder un autre duo baptisé Erasure. Fervent défenseur de la ‘synth pop’ (NDR : la pop électronique), le voici qui, la soixantaine bien entamée, publie son premier LP solo, quasi instrumental, et ambiant, organique aussi, malgré l'omniprésence des machines, déployant des paysages sonores grandioses nonobstant le climat claustrophobe qui a prévalu à leur création durant les différents confinements dus à la COVID.
Rencontre avec Vince Clarke qui sort son premier album solo en 40 ans de carrière…
Pourquoi ce titre, « Songs of Silence » ?
J'ai eu l'idée de ce titre, que j'ai gardé en tête, alors que je travaillais sur un autre projet il y a quelques années. Mais il s’explique surtout parce que je suis un grand fan de Paul Simon, et au cours de mon adolescence, une de mes chansons préférées était « The Sound of Silence » de Simon and Garfunkel. Par ailleurs, comme il s'agit principalement d'un disque instrumental, le titre coïncide parfaitement avec l'ambiance de l'album.
L'Eurorack, synthétiseur spécial que vous utilisez sur cet elpee, y joue un rôle central...
Il existe de multiples fabricants de modèles dans le monde entier qui créent leur propre style de synthétiseur. Eurorack permet de réunir toutes ces différentes approches. Un peu comme si vous aviez en main la voiture idéale : un moteur Porsche, un design Alfa Romeo...
Je suppose que nous devons remercier la COVID qui vous a enfin permis de sortir votre premier long plyaying solo en quarante ans de carrière ?
Il a certainement été le facteur déclencheur. Durant le premier confinement, j'étais coincé chez moi comme tout le monde, et j'ai passé beaucoup de temps en studio. C'était une période très propice à la réflexion. Beaucoup de mauvaises choses se sont produites dans ma vie et dans celle d'autres personnes proches, ce qui a vraiment influé sur la façon dont j'ai commencé à composer ces morceaux. Je souhaitais exprimer d'une manière ou d'une autre la tristesse que je ressentais à ce moment-là.
Au départ de chacun compo, vous produisez une note et vous ‘tournez autour’ un peu à la façon dont Michael Brooks utilisait son ‘infinite guitar’, il y a trente ans. Cet opus serait-il en rapport avec ce procédé ?
Il y a certainement un lien, mais également avec d'autres musiques ambient électroniques que j'ai écoutées récemment.
En compagnie d'un ami, je produis une émission de radio consacrée à la musique électronique. C’est l'occasion pour moi de découvrir de nombreux artistes différents et divers types de musique ambient. J'ai toujours été curieux de savoir comment ces musiciens s'y prenaient pour composer ; pour ma part, je travaille à la création de chansons classiques depuis 40 ans dans un format refrain/couplet/refrain. Je me suis demandé si je serais capable de créer, développer et étirer un morceau intéressant sans vraiment utiliser ces astuces, plutôt que d'utiliser les traditionnels changements d'accords.
Je comptais sur une texture évolutive. Et j'ai aimé le processus plus que tout. Je l’ai trouvé très thérapeutique dans son ensemble.
Avez-vous été influencé par des artistes comme Brian Eno, David Sylvian, Ryuichi Sakamoto, Laurie Anderson ou Tangerine Dream ?
Evidemment, je connais tous ces artistes programmés dans notre émission de radio ; mais, pour être tout à fait franc, je n'ai vraiment découvert cette musique qu'il y a environ quatre ans. Jusque-là, le genre ne m'intéressait pas particulièrement. C'est sans doute parce que je vieillis un peu ; j'ai plus de patience désormais pour écouter un morceau (il sourit).
Par ailleurs, la musique ambient électronique a fortement évolué. S'il y a 20 ans, quelqu'un m’en parlait, je pensais toujours au bruit de la mer sur le rivage ou au cri des baleines (rires). Le genre s'est énormément développé, parallèlement à l'évolution de l'instrumentation électronique dont on dispose désormais. Le matériel que j'utilise à présent est beaucoup plus ouvert à l'expérimentation et je trouve cette perspective fascinante.
Vous faites est une sorte de ChatGPT musical sous contrôle humain ?
(Il rit) Oui, je suppose. Pour certains morceaux du disque, lorsque j'enregistrais, alors que je produisais quelque chose de très électronique, j'entendais parfois un son plus humain dans ma tête. Ainsi, par exemple, « The lamentations of Jeremiah » était au départ une sorte de paysage sonore de science-fiction. Je l'ai ensuite envoyé à mon ami Reed Hays, un excellent violoncelliste, qui a composé et enregistré une partition de violoncelle par-dessus. Soudain, c'est devenu un morceau complètement différent, très humain et triste.
Et c’est pareil pour le titre « Passage » qui contient une voix de soprano tout au début et en son milieu ; là encore, l'apport de la voix a créé ces morceaux particuliers, subitement complètement différents et organiques.
Pourquoi n'en jouez-vous pas vous-même car le premier instrument sur lequel vous avez joué lorsque vous étiez enfant, c'était le violon ?
C'était il y a longtemps ! J'ai commencé à en jouer à l’âge de 12 ans. J'ai gardé mon violon... qui est irréparable. Mais en vieillissant, j'apprécie d'autant mieux les talents et les compétences des autres d'autant que ceux de Reed Hays sont exceptionnels. Aucune chance que je puisse l'égaler vu mon lamentable jeu au violon (rires).
Vous êtes un passionné de technologie et d'instruments de musique. Aviez-vous l'impression durant l'enregistrement d'être semblable à un pilote de drone ?
(Il réfléchit) Je ne sais pas... L’intégralité du processus d'enregistrement de ce disque s'est révélée complètement différent de tout ce que j'ai réalisé auparavant. D'abord, j’étais seul en studio ; enfin, mon chat et moi. Évidemment, lorsque j'écris des chansons avec mon partenaire d'Erasure, cela n'a rien à voir. Mais ces sessions n’étaient pas censées se retrouver sur disque. C'était juste moi qui expérimentais et créais de la musique en studio. Donc à l'origine, les morceaux s'intitulaient drone 1 2 3 4. Puis j’ai envoyé les fichiers à mon ami Daniel Miller de Mute Records qui m'a suggéré de les graver sur un album, ce qui n'était pas du tout mon intention au départ. J'aurais pu être simplement heureux de continuer à triturer ces morceaux à l'heure où je vous parle. Mais j'en ai tiré beaucoup de satisfaction, notamment du processus, probablement plus que toute autre chose. Un voyage intéressant.
Mais alors pourquoi des titres comme « White Rabbit » et « Red Planet » ?
(Il rit) J'avais l'habitude, pour les albums d'Erasure, d'écrire les chansons, et de laisser le choix des titres à Andy qui est bien meilleur que moi dans ce domaine.
Soudain, la responsabilité était mienne... résultat, c’est devenu un cas vraiment classique du son du morceau qui suggère le titre.
Par exemple, j’estime qu'un titre comme « White Rabbit » semble assez frénétique.
Et évidemment, c'est une référence à ‘Alice au pays des merveilles’. Le passage, dans lequel chante la soprano, me donnait l'impression d’un voyage difficile. Mais les titres ont surgi spontanément ; il m'a fallu à peine une demi-heure pour intituler les dix morceaux. Je devais sans doute inconsciemment y penser ces deux dernières années, car soudain ils ont émergé à la surface de ma conscience...
Et « Mitosis », est-ce une référence au jeu vidéo ou à cet élément scientifique qualifié de mitose ?
C'est une référence au phénomène scientifique, à l'activité frénétique des cellules qui se divisent.
Je souhaitais un titre qui exprime la vitesse et le chaos. Et c'est le mot qui a surgi.
« Red Planet », se réfère, je suppose, à la planète Mars.
En effet. Et je suis un grand fan de science-fiction.
Il en était donc de même pour un autre morceau, intitulé « Last Transmission ». Ils sont le résultat de visionnages de films de science-fiction pendant la COVID.
Donc, si Ridley Scott vous demandait de composer la bande originale du nouveau ‘Prometheus’, vous répondriez avec enthousiaste ?
Et comment ! Le tout premier titre que j'ai composé et qui m'a inspiré l'album, « Cathedral », l'a été après avoir visionné ‘Blade Runner 2049’ que j'ai dû voir six fois. A la fin, j'ai commencé à prêter attention à la bande originale. Et je me rappelle juste m'être dit : ‘J'adore cette B.O. et je crois que je vais composer celle de ‘Blade Runner 3’... Mais j'attends le coup de fil, on verra bien (rires).
Mais rêvez-vous de composer la bande originale non seulement d'un film de science-fiction ou tout simplement d'un film ?
J'ai en quelque sorte composé quelques petites choses par ci par là, mais c'est un autre monde. Je me suis penché là-dessus il y a peut-être 20 ans. J'ai passé du temps à Los Angeles avec des gens du cinéma et des directeurs musicaux. Après ces rencontres, j'ai réalisé que c'était un univers dans lequel je ne voulais pas évoluer. Il y a beaucoup de politique en jeu, et puis je ne souhaitais pas composer en compagnie de quelqu'un qui regarde par-dessus mon épaule.
La pochette évoque le ‘Best of’ de The Cure, un disque paru il y a bien longtemps, dont la photo en noir et blanc représente le visage d'un vieil homme ?
Lorsque cette aventure s’est transformée en album, j'ai souhaité que la pochette corresponde un peu plus à un documentaire ou soit un peu plus sérieuse que celles des disques auxquels j'ai participé par le passé.
L’idée que ce soit dans un style très documentaire et très rugueux me semblait intéressante. J'ai 63 ans et il me plaît de ne pas faire semblant de ne pas avoir mon âge. Les visuels donnent un peu plus de poids au disque ; c'est pourquoi nous avons choisi le noir et blanc. Et le photojournaliste Eugene Richards n'est pas du tout un photographe musical, mais plutôt documentaire.
Comment revoyez-vous aujourd'hui à cette scène électro qui a sévi au début des années 80 ? Je pense à John Fox, Heaven, 17, Human League et Fad Gadget ?
C'étaient mes héros. Je garde donc de très bons souvenirs de cette époque et, j'écoute encore toujours ces disques.
Lorsque j'étais jeune, la musique punk est apparue, ce qui était assez excitant ; mais en fin de compte, je ne la trouvais pas très révolutionnaire. Juste du rock and roll joué un peu plus vite...
Ce qui ne veut pas dire que je n'aimais pas. Au contraire j'adore les trucs punk. Mais quand la musique électronique a émergé, elle m'a paru révolutionnaire. La réinvention de tout, du son, surtout grâce à des groupes comme Human League, Fad Gadget et Neu!, c’est quelque chose que nous n'avions jamais entendu auparavant.
C'était donc incroyablement excitant. Eh bien avant de commencer à faire de la musique pour de l'argent, mes amis et moi étions fans de ces formations qui ont émergé à l'époque…
Ceux que j'ai mentionné pratiquaient de la cold wave. D'un autre côté, des bands comme OMD, Ultravox, Pet Shop Boys et The Bronsky Beat étaient plus pop. Vous les appréciiez autant ?
Oui. Je suis un grand fan de ces groupes simplement parce qu'ils ont sorti énormément de bonnes chansons. A l'époque de Depeche Mode, nous étions tous fans de musique pop, de chansons qui duraient trois minutes, sans doute parce que c'est ce à quoi nous avons été exposés à la radio en grandissant. Dans le cas d'Erasure, on dit souvent que nous sommes un groupe de synth-pop. Mais je préfère entendre qu’Andy et moi sommes de véritables auteurs-compositeurs.
Simplement, nous utilisions des synthétiseurs. Les chansons que j'ai le plus aimées sont pop, dont je suis grand fan et je n’ai pas honte de le dire.
Les Sparks et Jean-Michel Jarre ont-ils exercé une grande influence sur vous ?
Oh, « This Town's Not Big Enough For The Both Of Us » a été le tout premier disque que j'ai acheté. J'avais 15 ans et ma sœur travaillait chez un disquaire et pouvait bénéficier d’une réduction. Ce qui était donc important. C'était la première fois que l'on voyait un claviériste qui ne souriait pas... Par la suite, évidemment, tout le monde l'a imité... (rires).
Et Jean Michel Jarre ?
J'ai eu la chance de travailler avec lui sur quelques titres d'un album. Il m'a contacté, puis est venu me voir à New York. Ma femme et moi étions très stressés parce que c'était la personne la plus célèbre que nous ayons jamais rencontrée. J'ai signalé à mon épouse qu’il fallait acheter du bon vin et lui proposer de l'excellente cuisine... (rires). Bref, nous étions vraiment très anxieux. Mais il s'est avéré être l'une des personnes les plus charmantes que je n'ai jamais rencontrée. Et puis, il est tellement enthousiaste ; il adore ce qu'il fait, c'est évident. Cette rencontre a été un véritable honneur pour moi et j'étais très flatté.
Suivez-vous encore la carrière de Depeche Mode ?
Pas de façon compulsive, mais j'ai écouté leur dernier album ainsi que les deux précédents qui sont probablement parmi leurs meilleurs disques. L'écriture de Martin (Gore) y est phénoménale.
Le plus récent est évidemment très poignant à cause de la mort d'Andy Fletcher. Lorsque le premier single est sorti, j'ai demandé au label s'il était paru avant ou après la mort d'Andy Fletcher. C'était avant. Pourtant, il reflète le drame de son décès. Martin est un véritable génie…
Vous composez souvent à la guitare dans Erasure. Mais pour cet elpee, vous avez débuté par la machine…
En effet et avec des sons très simples, puis j'en ai progressivement introduit d'autres et des éléments divers, sans planning, dans un processus évolutif.
Ce qui a pris du temps car j'étais totalement absorbé par le projet. Il ne m'a jamais paru comme une corvée, et j'y ai trouvé beaucoup de sérénité.
Vince Clarke - Songs of Silence (Mute) – Date de sortie : 17 novembre 2023