Triggerfinger est un trio issu du Nord de la Belgique, qui possède une réputation d’enfer sur les planches. Lors de l’édition 2007 du festival de Dour, il avait d’ailleurs cassé la baraque. Et pourtant, leur musique est fondamentalement basique. Du rock qui s’inspire d’incontournables formations classiques comme les Stones, Led Zeppelin, AC/DC, Deep Purple, ZZ Top ou encore le Creedence Clearwater Revival et inévitablement de grands guitaristes de blues. Fondée en 1998, la formation avait enregistré un album éponyme en 2004. Son premier. Le groupe anversois vient de sortir son deuxième : « What’s grab ya ? ». Pour la circonstance, le bassiste (Monsieur Paul) et le chanteur/guitariste (Ruben Block) consacraient une journée aux interviews. Ils l’ont déclinée en français, surtout. En anglais, parfois. Et en néerlandais, circonstanciellement. Un entretien fort agréable, au cours duquel nos deux interlocuteurs ont souvent joint le geste à la parole.
Mais tout d’abord, essayons de comprendre pourquoi il a fallu trois personnes pour mettre en forme l’opus : Filip Goris, Jo Francken et Fred Kevorkian. C’est Monsieur Paul qui nous éclaire : « Pour mettre les choses au point, Filip Goris et Jo Franken sont respectivement l’ingénieur du son et le producteur. Quand à Fred Kevorkian, il s’est chargé de la masterisation. C’est un New-yorkais qui a vécu toute une époque à Paris. Nous avons enregistré les bandes au Red Tape Studios. A trois. Bon, c’est vrai que j’aurais pu assurer cette production. Et Filip, mon compagnon de studio, également. Mais je joue au sein de Triggerfinger, et Filip nous connaît trop bien. Or nous souhaitions bénéficier d’un avis extérieur sur notre création. C’est la raison pour laquelle on a demandé à Jo Francken d’accomplir cette tâche. Et le mixing a été opéré aux studios Galaxy à Mol. Pour Fred, c’est une autre histoire. En fait, notre batteur, Mario, a participé à l’enregistrement de l’album de Black Box Revelation. Il l’a produit et apporte également son concours aux drums. Le disque a été mixé aux States et masterisé par Kevorkian. C’est une des raisons pour lesquelles on s’est déplacé là-bas… » Ruben enchaîne : « En fait, normalement nous devions nous rendre à Vilvorde pour réaliser ce mastering ; mais les locaux étaient alors occupés. En outre, nous avions beaucoup tourné, au cours des dernières années ; et nous avions envie de prendre quelques jours de répit. Nous sommes donc partis à New York. » Paul embraie : « Nous nous pointions de temps en temps en studio pour acquiescer ou réfuter ses choix. Et pour le reste on a fait du tourisme. Ce n’est pas parce que c’était mieux de nous envoler là-bas, mais simplement, parce que les circonstances on dicté ce choix… »
On entre donc dans le vif du sujet : les compos de l’album. Mais pourquoi avoir choisi la chanson ‘What’s grab ya ?’ comme titre de l’elpee ? Ruben s’explique : « Ce titre représente quelque chose de très important pour moi. Lorsque j’écoute de la musique, mais aussi dans la vie en général, je suis constamment à la recherche de sensations qui m’agrippent (il saisit son poignet droit de la main gauche), me passionnent, me dévorent… Je souhaite les vivre le plus intensément possible. Même lorsque je sors avec ma copine ou encore quand je vais voir un film. C’est un peu comme si j’avais des oreilles dans le cou. Je pense que ce titre correspond le mieux au message que nous voulions faire passer. » Monsieur Paul exhibe la pochette de l’album : « Et l’image n’est pas explicite. Elle suggère. C’est ‘kapoen’ (NDR : coquin), mais dans le bon sens du terme… »
L’album affiche de multiples références aux groupes mythiques des seventies. Le Led Zeppelin en tête. ‘Lines’ pourrait même devenir leur ‘Since I’ve been lovin’ you’. Et tout au long de ‘Is it’, on a envie de taper du pied comme quand on écoute un morceau de ZZ Top. Paul partage totalement mon point de vue. Mais il nuance : « Ce n’est pourtant pas le but. C’est arrivé par hasard. Certains ont même rapporté que cette compo leur rappelait Status Quo. A cause des riffs de guitare. C’est la dernière chose à laquelle je pensais. Personnellement, j’estime que le morceau évoque davantage Bad Company, le Free et même Humble Pie… » Par contre ‘First taste’ et ‘Halfway town’ se révèlent paradoxalement simples et complexes. En fait, c’est la gestation de ces compos qui a été difficile. Et lorsque je les écoute, les spectres de Mark Lanegan (Screamin’ Trees) ou de Jeff Martyn (Tea Party) traversent mon esprit. Avis que ne partagent pas les deux compères. Monsieur Paul est perplexe : « Je ne vois pas très bien où se trouve la similitude. En ce qui concerne ‘First taste’, on y recèle plusieurs influences rythmiques. Dont celle de Kiss. Mais si notre tempo est plus rapide, il laisse de la place au chant (NDR : il fredonne ‘I was made for loving you’). La voix rappelle plutôt Ian Gillan (NDR : le chanteur de Deep Purple). Pendant le refrain surtout, même si ce n’est pas encore ‘Child in time’ » Ruben vocalise avant de reprendre le crachoir : « Mais c’était inconscient. C’est simplement un ressenti dans la musique. Cette chanson a eu différents refrains avant qu’on ne choisisse le définitif. Mario était satisfait du résultat ; mais j’estimais qu’il y avait moyen de trouver mieux ! Et subitement, l’inspiration et apparue. Et j’ai crié ‘wouaaaahh’. » Monsieur Paul reprend : « Pourtant ce refrain épouse la forme la plus rudimentaire qui puisse exister. C’est une peu comme ‘Be-bop-a-lula she's my baby’. Cela ne veut rien dire, mais tout le monde comprend. » Ruben tente une métaphore : « Et ça gèle dans ma tête avec le reste des mots. C’est complémentaire » Paul revient sur cet épisode : « En fait, au départ, le morceau baignait plutôt dans le country rock. Nous l’avions répété à plusieurs reprises, mais Ruben ne semblait pas convaincu. Et lors de l’enregistrement, il s’est arrêté au beau milieu de son interprétation, en clamant : ‘Ce n’est pas nous !’ Et je lui ai demandé ce qu’on allait faire maintenant. Et il m’a répondu, oublions-le et on recommence tout. Pense à quelque chose d’autre. Il a gratté quelques accords, on a répété cinq ou six fois et soudainement, en deux temps trois mouvements, il était terminé. Sauf les textes. Mais non, la chanson ne me fait penser à rien d’autre qu’à du Triggerfinger. Encore qu’elle baigne au sein d’un climat bizarre, un peu comme dans ‘Pulp fiction’ de David Lynch… Et j’aime bien le disque, parce qu’il paraît très simple ; cependant, je t’assure, ce n’est pas du tout simple… »
L’opus recèle une seule cover : le ‘No Teasin around’ de Billy ‘The Kid’ Emerson. Ruben l’interprète seul. Il la chante en s’accompagnant à la guitare. Un enregistrement qui a son histoire. Il confirme : « Je l’ai enregistré au croisement de deux couloirs, dans l’immeuble qui abrite le studio. En fait, je répétais entre les prises de son, à cet endroit. Sans amplification. Un peu par hasard. Et je me suis rendu compte que l’acoustique était excellente. Donc on a décidé de l’enregistrer à cet endroit. On a transporté le matos : mon ampli, une guitare semi-acoustique, des micros dont un pour mettre avant la guitare et un autre plus sensible pour capter l’atmosphère de la pièce, des couloirs. Et le résultat était stupéfiant. » Paul y va de son commentaire : « Tu entends même l’onglet glisser sur les cordes… » A ce sujet, Ruben est-il constamment à la recherche du riff parfait ? Il réagit : « On a travaillé dur à chercher des éléments qui collent aux compos. Parfois, il est difficile de mettre toutes tes bonnes idées dans le même panier. Parce que si le riff est trop compliqué (il mime), les drums (il mime encore) doivent suivre. Et parfois, c’est ‘too much’ ! J’aime les riffs simples, pas trop sophistiqués et qui collent bien au morceau. Et c’est ce que nous avons essayé de réaliser : créer de bonnes chansons tout en incorporant l’ensemble des instruments du groupe. » Monsieur Paul témoigne : « En outre, il ne faut pas oublier que nous disposons d’un excellent drummer ; et à l’instar des groupes du passé, nous lui donnons également droit au chapitre. C’est notre John Bonham ! » Ruben approuve : « Mario est incontestablement le meilleur batteur en Belgique. Il est important de lui réserver régulièrement de l’espace pour qu’il puisse s’exprimer. Lorsque c’est son tour à se mettre en évidence, on se confine dans la simplicité. Et les deux autres musiciens adoptent cette règle, lorsque c’est la guitare qui se libère ; mais il est important de le faire… »
Finalement, le groupe n’aurait-il pas préféré vivre au beau milieu des seventies ? C’est Monsieur Paul qui prend la parole : « J’ai vécu cette époque. Tu sais, j’ai cinquante balais. J’ai joué au sein d’une multitude de groupes ; mais non, je ne veux pas replonger dans cet univers. C’était trop difficile. Et puis on ne se rendait pas compte des conséquences de notre mode de vie. Il y avait de la drogue partout, personne ne nous disait qu’elle était dangereuse pour notre santé. Or, on en consommait régulièrement. Je l’avoue, parce que je suis encore en vie ; mais j’ai plein d’amis qui ne sont plus de ce monde à cause de cette addiction... En plus, il y a aussi l’aspect technique. As-tu connu ‘Jazz Bilzen ? (NDR : je lui réponds par l’affirmative, puisque j’y ai assisté en 1971). J’y suis allé chaque année. Le matériel de sonorisation qui est aux halles de Schaerbeek, c’est la sono originale de ce festival. La première fois que je me suis rendu à Bilzen, j’avais été impressionné par les haut-parleurs qui crachaient la musique en stéréo (rires). Mais aujourd’hui, si on utilise à nouveau ce type de matériel, tu vas te boucher les oreilles. J’en suis sûr. Mais à l’époque… Depuis, tout a évolué… » Et Ruben d’avouer : « La seul chose que j’aurais voulu vivre, ce sont les concerts de Led Zeppelin, de Deep Purple, du Jimi Hendrix et du Who. Ce sont les seuls regrets que je puisse émettre, en pensant à cette époque… » C’est sans doute la raison pour laquelle Triggerfinger aime les reprises. Et est parvenu à faire de celle du ‘Commotion’ de Creedence Clearwater Revival, son cheval de bataille en ‘live’. Le combo envisage même d’en proposer de nouvelles. Mais uniquement pour les jouer sur scène. Dont des ‘medleys’. A suivre donc…
Triggerfinger rallie les suffrages des métalleux. Stéphane, notre spécialiste en la matière, se demande si la formation estime être sur la même longueur d’ondes que des groupes comme Southern Voodoo et Cowboy & Aliens ; et si le trio a l’impression d’appartenir à une même nouvelle scène hard rock belge. La question méritait donc d’être posée. Monsieur Paul prend la parole : « Nous connaissons bien les musiciens de Cowboy & Aliens » Et Ruben de remettre les pendules à l’heure : « Mais nous sommes plus rock’n roll que hard rock, je crois. Plus sexy aussi. Dans l’esprit de Chuck Berry. Et pas seulement dans les riffs, mais aussi dans les lyrics. » Monsieur Paul commente : « Triggerfinger existe depuis dix ans, maintenant. Et je suis le plus jeune. (rires) Non enfin, le dernier arrivé, puisque j’ai rejoint le line up, il y a 5 ans. Mario et Ruben y militent depuis les débuts. J’ai connu le groupe impliquant un autre bassiste. Et ce qui me plait le plus chez Triggerfiner, c’est son côté rock’n roll. Un peu de volume, un peu de technique, mais surtout de l’atmosphère. J’aime bien les gars de Cowboy & Aliens, mais je ne crois pas que nous alimentions le même créneau. Il existe des tas de groupe de métal, dont j’écoute les disques dans ma voiture. Mais nous ne sommes pas un groupe de métal ». Ruben raconte : « Lors d’une édition du festival Graspop, j’avais constaté que tout au long du festival, les mecs chevelus, tatoués sur les biceps, s’agglutinaient sur le devant de la scène. Mais lorsque nous avons commencé à jouer, ils se sont tous retirés au bar, à l’arrière ; et leurs copines se sont toutes ruées vers le podium. C’est là que se situe la différence. » Paul nuance : « Ce qui ne veut pas dire que tu dois nécessairement être jolie pour aimer notre musique. Il y a du sexe chez James Brown. Et comme chez lui, notre musique incite à se bouger le cul. » Et Ruben de s’interroger : « Est-il possible de ne pas être trop explicite dans les mots ? Simplement être un peu sensuel, mais pas trop. Un érotisme qui permet de deviner les charmes et de ne pas tout dévoiler. » Paul enchaîne : « C’est ce qu’on aime. Cette tension suggestive, comme chez David Lynch. »
Une chose est sûre, ils aiment les White Stripes. Ruben concède : « Absolument ! Autant les White Stripes que les Raconteurs. Tout ce qui tourne autour de Jack White. C’est un musicien remarquable. » Mais l’artiste auquel ils vouent la plus grande admiration, c’est Howlin’ Wolf ! Cette fascination est même partagée. Paul est le premier à se confier : « Pour moi c’est un maître. Et pour Ruben, aussi. Vraiment. C’est un fil rouge dans notre vie. Parce que c’est un tout grand. Pas seulement comme artiste. Un colosse aussi. Un sanguin auquel, il valait mieux ne pas se frotter, quand il avait bu un whiskey de trop. Contradictoire, mais qui savait ce qu’il voulait. Très structuré aussi. Un business man avec lequel il fallait se lever tôt pour le rouler. Il a un jour déclaré qu’il ne voulait pas signer sur un label, parce que c’était toujours source de problèmes. Je l’ai rencontré un jour. Enfin, sans le savoir. J’étais en compagnie de Roland (NDR : Roland Van Campenhout, un artiste belge notoire dans le domaine du blues). Nous devions assister au concert de Howlin’ Wolf, à la salle Reine Elisabeth de Bruxelles, mais nous sommes restés en rade au bar. Bref, nous étions un peu éméchés, quand soudain, un type de grande taille, de couleur noire, les yeux rouges, vêtu d’un costard, nous demande l’entrée de la salle. Je lui ai indiqué la route, mais je n’aurais pas osé le contrarier. Roland n’a pas dit un mot. Il était pétrifié. Quand le gars est parti, je lui ai demandé, ce qu’il avait. Et Roland m’a répondu : ‘Tu ne l’as pas reconnu, mais c’est Howlin’ Wolf’. Ben, non, je ne l’avais pas reconnu, mais rien qu’en le croisant, il m’avait déjà impressionné. » Ruben en remet une couche : « Pour moi, c’est le plus grand. Le king ! Il avait une voix comme un amplificateur de guitare » Monsieur Paul précise : « Avec des lampes ! ». Et Ruben de conclure : « Tu vois, quand tu m’en parles (NDR : il me montre ses bras), j’en ai la chair de poule…
(Photo : Koen Bauters)