C'est un soir mouillé revêtu d'un aspect surréaliste. Dans le hall de la salle de concert, des demoiselles offrent aux arrivants ruisselants, des éponges en forme de micro. Une marque automobile allemande sponsorise le concert ; elle a d’ailleurs également parsemé la place Flagey d'énormes drapeaux. Nous montons les étages jusqu'au vaste théâtre, scène en bois s'étageant sur plusieurs niveaux, fauteuils de devant immatriculés ‘World Trade Center’ ou ‘Comte et Comtesse de...’. Les spectateurs sont disséminés sur plusieurs niveaux, mais les meilleures places du parterre sont réservées : un carré composé principalement d'hommes en costards bien taillés occupe les premiers rangs.
Mais prenons le temps de présenter l'artiste avant qu'il n'entre en scène. Daniel Melingo est argentin. Il est né à la fin des années cinquante. Il étudie la clarinette et la composition musicale à Buenos Aires. En 78 il doit, comme beaucoup d'artistes et autres dissidents, fuir la dictature militaire. Il a vingt ans et s'exile au Brésil. Là-bas, les rencontres l'amènent à jouer dans le groupe Agua de Milton Nascimento. De retour en Argentine, quelques années plus tard, il devient guitariste et chanteur au sein de deux groupes dont on n'a toujours pas oublié les noms : Los Twist, dont le mélange de ska et de rock alternatif aurait pu naître d’une rencontre entre les Rita Mitsouko et Madness ainsi que Los Abuelos de la Nada (Les Ancêtres du Rien du tout), impliquant Andrés Calamaro.
Enfant du rock contestataire, issu d'une génération qui ramasse malgré elle les miettes des turpitudes politiques d'Argentine, il redécouvre la puissance du tango, et commence à composer des mélodies modernes, sur des bases de tangos tissées de rock, de musique classique et de jazz. Il passe alors quelque temps en Espagne, retourne ensuite dans son pays natal, avant de s’établir à Paris, où il vit aujourd’hui. Il a sorti plusieurs disques en solo, dont l'excellent "Maldito tango" (Maudit tango), et fin 2011 "Corazón y hueso" (Cœur et os), qui vient de débarquer en Europe. Cette tournée est d’ailleurs destinée à défendre cet opus. Ce soir, nous aurons également droit à quelques nouvelles compos : il paraît qu'un nouvel album est sur le feu.
Les cinq musiciens s'installent. Ils se réservent contrebasse, bandonéon, violon, guitare électrique et acoustique. Les instruments démarrent et Melingo sort sans empressement de l'obscurité. Il s'approche et sa voix vient se poser sur les notes, accompagnée de gestes éloquents et de regards malicieux. Nul besoin d'être hispanophone pour comprendre ce dont il parle. Le personnage est cocasse, charismatique ; et c'est bien parce qu'il y a des fauteuils que l'on ne se met pas à danser. Ses comparses sont aussi vocalistes et reprennent en chœur l'écho du thème principal. Ou sifflent. Ou crient.
Les titres se suivent avec aisance, variés dans leurs rythmes et intensités. Melingo chante la langue de Buenos Aires, le langage des quartiers populaires. C’est-à-dire le lunfardo, un argot hérité des nombreuses vagues d'immigration, qui mêle l'espagnol à d'autres idiomes européens et précolombiens ; ce jargon qui a été employé par les grands écrivains argentins, et depuis toujours par les tangueros.
Daniel Melingo donne lui aussi l'impression de sortir de la rue, et de la nuit. Vêtu d'un pardessus noir, coiffé d'un chapeau, sa silhouette mince et bavarde invoque les petits personnages du peintre Antonio Segui ou certains protagonistes des nouvelles de Cortázar.
Après quelques compositions issues du dernier essai "Corazón y hueso", comme "El Tatuaje" (Le Tatouage) et « Negrito », Daniel Melingo dédie « Se igual » aux cartoneros de Buenos Aires, nombreux précarisés qui pour survivre ramassent les cartons sur le pavé et les revendent aux entreprises de recyclage. Ce titre parle des gens de la rue et de l'indifférence des passants, de la bière et de la colle qui rendent fou.
Puis arrivent l'histoire d'un type exubérant au grand nez surnommé "Narigón, et celle d'un pickpocket maladroit qui se fait arrêter "En un bondi color humo" (dans un bondé couleur de fumée). Le chanteur s’éclipse, laissant place à ses accompagnateurs pour des moments instrumentaux magnifiques, comme le fameux "Volver" (du maitre du Tango Carlos Gardel) joué par la guitare et chanté par la scie musicale lancinante.
Au gré du concert se dessine une ambiance de ruelles sombres, de cafés enfumés, et Melingo, tout en nous racontant ses légendes, se change en clochard fou et visionnaire. Il se moque de ses musiciens en grimaçant dans leur dos, fait mime de trébucher, s'affale, regarde sa montre au milieu d'un morceau, s'allonge et continue à chanter, reprend place sur sa chaise, enlève ses chaussettes qu'il renifle une dizaine de fois avant de les lancer au beau milieu du carré des messieurs chics, provoquant le départ de certains d’entre eux ! Poète ambitieux, il veut, comme il le dit dans un de ses morceaux, ‘inspirer l'inspiration’, en mettant tout à l'envers, ‘ciel de terre, terre de lumière’. Quand il saisit la clarinette c'est pour la faire hurler ; et si, dos au public, il joue au chef d'orchestre, augmentant et diminuant le volume sonore dispensé par ses musiciens, c'est pour mieux battre des ailes et se changer en corbeau bonimenteur.
« Eco il Mondo » dresse le portrait d'un vieil homme élégant, qu'il mime, parodiant son rôle de dandy destroy. Tout est maitrisé : l'air de rien, Melingo sait très bien ce qu'il construit. L'autodérision embrasse le romantisme, les ambiances de vieux rades cèdent la place à des moments plus intimes et moins rocambolesques. Les maitres (Gardel, Garcia Lorca) sont cités mais jamais imités.
Quand après un rappel, il nous annonce de son timbre rauque ‘C'est fini pour ce soir, j'ai plus de voix’, c'est pour revenir et nous gratifier d'un dernier chant à capella et guitare acoustique : « Del barrio me voy » : le chant de quelqu'un qui s'en va, qui quitte son quartier, déjà mélancolique de ce qu'il abandonne.
Esprit libre et ébouriffé, indigent d'une élégance à faire pâlir les hommes d'affaires et rougir les jeunes filles, Melingo est bien parti pour faire aimer le tango au delà de l'Amérique latine.