Rendez-vous annuel mêlant musique et littérature, le Crossing Border, comme son nom tend à l’indiquer, se moque des limites et des frontières, linguistiques ou autres.
Faisant escale à La Haye, Enschede et Anvers depuis quelques années, cet évènement fait la part belle à la poésie, qu’elle soit chantée, déclamée ou juste posée sur papier.
Une sorte de foire intellectuelle, sans aucun sens péjoratif, ni prétention, qui prend ses quartiers le temps d’une soirée dans le magnifique théâtre de l’Arenberg.
L’affiche y est donc bigarrée (et pas similaire d’une ville à une autre), et les précédentes éditions anversoises ont déjà vu défiler du beau monde.
Musicalement, cette année paraissait un moins rien audacieuse, et surtout, avait la particularité de proposer simultanément trois têtes d’affiche susceptibles d’attirer le même monde.
Au vu du line up, cette situation constituait une décision mystérieuse et pas très inspirée.
Il fallait donc opérer un choix ce soir, et ne pas se tromper.
D’un côté Savages, quatre indomptables donzelles qui transfigurent les genres (du Post Punk à la Cold Wave, au hasard). Des genres tellement laminés par des groupes se proclamant dignes héritiers ou tout simplement étiquetés à tort et à travers depuis maintenant trois décennies.
D’un autre côté, Aidan Moffat, l’Ecossais et son accent pâteux à couper à la scie circulaire qui depuis la fin de feu Arab Strap se décline en collaborations multiples et souvent ennuyeuses.
Enfin, les Anglais de These New Puritans, emmenés par leur singulière tête pensante, énigmatique génie transcendé par la douleur que lui réclame le long et difficile processus créatif débouchant sur des œuvres à nulle autre pareille.
Choix cornélien pour beaucoup, mais évident pour ma part.
Je débarque donc au rez-de-chaussée sur le coup de vingt-deux heures.
L’espace baptisé ‘Club De Ville’ se remplit rapidement. Signe qui ne trompe pas et souligne l’intérêt général : la plupart des artistes qui se sont produits jusqu’alors se concentrent, tantôt derrière la scène, tantôt devant.
C’est qu’il est fait grand foin de « Silent Yourself », premier album de Savages, et peut être encore plus de leurs prestations.
Votre serviteur, absolument convaincu par leur concert accordé au Pukkelpop, n’avait qu’une hâte : les revoir et me laisser joyeusement violenter les conduits auditifs dans un endroit encore plus propice à l’extase.
« I Am Here » pose le constat d’emblée.
Jehnny Beth, Gemma Thompson, Fay Milton, et Ayse Hassan ne sont pas venues pour faire de la figuration.
Leur musique, viscérale et charnelle galvanise. Et elles entendent bien l’exposer avec force et respect. Ainsi la leader n’hésite pas à imposer des codes stricts à leur auditoire. A prendre ou à laisser. Déjà, lors de leur passage au Botanique, un message barrant l’entrée de la salle demandait expressément l’extinction des GSMs.
Ici, ce sont les photographes qui se voient intimer la plus grande discrétion pendant l’exécution des titres.
Camille Berthomier (alias Jehnny, ex-John & Jehn) peut dès lors paraître prétentieuse ou tout du moins intimider.
Néanmoins, il est aisé de comprendre que le personnage qu’elle campe en ‘live’ exige un abandon total qui se nourrit en retour de l’attention totale des spectateurs et ne peut souffrir d’inutiles distractions.
Bien qu’enrhumée, sa voix n’en laisse rien paraître et ses yeux grands ouverts dans le vide captent l’énergie palpable qui se dégage autour d’elle comme un spectre sonore.
Le set gagne en intensité, alors que défilent les déjà incontournables « Shut Up », « City’s Full » ou encore « She Will » ou « Husbands » (malgré les problèmes techniques rencontrés par la bassiste lors de ce morceau).
Enfin, le point d’orgue, la sentence finale : ‘Don’t let the fuckers get you down’ susurre Jehnny avant que « Fuckers » ne prenne toute son envergure et explose à nos faces réjouies.
C’en est fini ! Les escarpins rouges de la frontwoman s’éclipsent dans la fureur du bruit.
Mes oreilles saignent.
Le rouge et le noir se sont encore épousés en des noces barbares.
Il me reste une vingtaine de minutes de These New Puritans à consommer. Alors je gravis quatre à quatre les marches menant à l’intimité de la salle de théâtre, pour la circonstance dénommée ‘La Zona Rosa.’
Je prends place dans un des sièges de velours rouge et laisse mon attention se faire happer.
Malheureusement, le set en est déjà à son amorce finale.
« Fields Of Reeds » résonne comme une oraison funèbre et sonne le glas de cette nuit.
Quel regret tout de même d’avoir dû faire ce choix.
« V (Island Song)» achève leur prestation.
La réaction du public semble pour le moins partagée.
Alors que certains spectateurs quittent la salle à quelques minutes de la fin, je vois une jeune fille se dresser et manifester son enthousiasme en applaudissant à tout rompre.
Certes, le travail de Jack Barnett n’est pas des plus accessible, et l’étendue de son talent le dépasse parfois lui-même. Il n’est donc pas étonnant que sa musique, exigeant de nombreux efforts, laisse certains spectateurs non préparés à quai.
Pour le peu que j’ai pu voir et vu de la complexité de « Fields of Reed », son dernier opus paru cette année, je regrette donc d’avoir à peine eu le temps de goûter à cet étrange objet du désir.
Pour le reste ?
Un set enjôleur et convaincant de Radical Face, emmené par un Ben Cooper en grande forme, jouant sur les inflexions de son diptyque « A Family Tree ».
Un John Grant classe dont la prestation jouissait d’une grande qualité sonore.
Un RM Hubbert seul face à ses convives, pour la plupart plus absorbés par leur repas.
Armé de sa seule gratte folk, l’ex-El Hombre Trajeado a difficilement tiré son épingle du jeu. Et le renfort d’Aidan Moffat, en fin de parcours, n’a pas réellement sauvé la situation.
Enfin, signalons encore l’efficacité de Caveman, dont l’énergie et l’entrain ont visiblement compensé le manque évident d’originalité de leurs compositions.
Au final, reste cette pénible impression d’être passé à côté d’un grand moment en en ayant préféré un autre.
(Organisation : Crossing Border)