Le 23 octobre dernier, Mass Hysteria publiait « Matière Noire », son huitième album studio. L’occasion était donc belle de revenir sur cet opus, en compagnie de Yann Heurtaux et Mouss Kelai, respectivement guitariste et chanteur du groupe, tout en sondant l’intention d’une pause que le band aurait envisagée. Hasard impitoyable du calendrier : à l’heure où les Français entamaient le premier show de leur tournée, des dizaines d’innocentes et innocents ont été assassinés dans Paris. Des atrocités qui n’ont pas manqué de marquer les artistes. Coup de projecteur, empli d’émotions et de sincérité, sur une actualité brûlante.
Depuis maintenant la sortie de l’elpee « Failles », soit il y a six ans, vous avez opéré un virage plus sombre et plus mature dans votre musique. « Matière Noire » le confirme. Une explication ?
Yann : je vais te dire franchement, nos compositions viennent naturellement, rien n’est calculé. Mais je ne pense pas que nos morceaux soient plus matures et les textes moins positifs qu’auparavant. C’est vrai, par contre, que la musique est plus dure ; ce qui ne veut pas dire pour autant que notre message vire au négatif. Nos textes tirent souvent des bilans de la vie tout en s’adressant aux êtres humains. Si tel ou tel évènement ne te convient pas, bouge-toi le cul pour que ça aille mieux.
Mouss : si on pouvait ne chanter que des chansons optimistes, on s’en contenterait ! On incarnerait un groupe hyper hédoniste, épicurien. De vrais bouffeurs de vie ! Mais il faut regarder la réalité en face. On n’est pas dans un monde de poésie et de coquelicots. En prenant un peu de recul, il faut admettre que nous ne nous sommes pas construit une carapace ; mais c’est notre cadre d’existence qui s’est endurci. La santé économique, sociale, géopolitique est devenue très sombre. C’est la crise, les gens ont moins d’argent, il y a sans cesse une baisse du pouvoir d’achat, moins de boulot, etc. Réalistes, nos chansons se contentent de coller au temps présent.
Yann : cet aspect plus sombre est peut-être aussi lié aux pochettes de nos albums. L’image, c’est quelque chose à laquelle on est quand même fort attaché. Quand, par exemple, on nous a proposé le projet de l’Armée des Ombres (NDR : leur opus précédent), on a littéralement flashé dessus. On retrouve cette même énergie pour notre dernier disque. L’image correspond à la musique. On ne va quand même pas commencer à mettre des petites fleurs un peu partout. Quand on a eu le malheur, en 2007, de colorer de bleu ciel, la pochette d’« Une somme de détails », on s’en est pris plein la tronche…
Quel est le concept qui se cache derrière « Matière Noire » ?
Mouss : je lis toujours beaucoup sur l’astronomie, l’univers, le cosmos, la théorie des corps, etc. Ce sont des thématiques qui m’intéressent énormément et me dépassent. Je me suis dernièrement intéressé à la matière noire. Des savants sont en effet parvenus à calculer la masse de l’univers… et il y a quelque chose qui ne colle pas. Il manque de la matière. C’est une matière qui est en fait invisible et pas présente partout. Ces chercheurs savent qu’elle existe, mais ils n’ont pas encore trouvé la preuve physique et mathématique de sa présence. C’est précisément ce qu’on appelle la ‘matière noire’. Je me suis donc amusé à créer un parallèle entre cette matière noire et la masse populaire, qui est elle aussi devenue invisible. On peut aussi faire une analogie avec le vote blanc, qui n’est pas pris en compte. Le vote blanc, c’est aussi un vote, mais il ne sert à rien (NDR : l’interview a été réalisée avant le premier tour des élections régionales en France…)
Pour « Matière Noire », Nicolas Sarrouy a été remplacé par Frédéric Duquesne à la guitare. Comment s’est déroulée cette transition ?
Yann : très simplement. Il n’a suffi que d’un coup de fil. Fred, c’est la personne qu’on avait déjà contactée à l’époque, avant Nico, afin de savoir s’il voulait rejoindre Mass Hysteria. C’était déjà notre pote et le mec qui nous enregistrait. Mais il bossait déjà sur plein de projets en cours, dont Empyr. Et lorsque l’occasion s’est représentée, il était sur le point de rejoindre Bukowski. Mais il a quand même décidé d’accepter, car il avait vraiment envie de participer à l’aventure.
Mouss : …et comme c’est lui qui a enregistré nos quatre derniers albums, il connaît au moins 80% de notre répertoire de base, ce qui facilite les choses !
Yann : et sans parler de nos personnalités ! Même quand Nico figurait encore dans le groupe, c’était en compagnie de Fred que j’allais promener mes gamins le dimanche. On est très proches. On n’habite pas loin de l’autre. Il y a peut-être quinze ans qu’on se connaît !
Chez Mass Hysteria les paroles sont engagées. C’est de notoriété publique. Un engagement qui se ressent d’autant plus en ‘live’, où Mouss exprime fréquemment ses positions politiques. Que ce soit contre Caroline Fourest, Bernard Henri-Levy, François Hollande ou encore Barack Obama, tout le monde en prend pour son grade. Ces prises de position sont-elles aussi partagées par les autres membres du groupe ? Ou n’engagent-t-elles que Mouss ?
Yann : c’est vrai qu’on n’est pas toujours d’accord sur tout. Et heureusement ! Mais bon, on connaît Mouss. Et quand on n’est pas d’accord, on lui signifie…
Mouss : quand je monte trop dans le rouge, on me le signale toujours. Je suis parfois engagé dans une dynamique qui peut s’étaler sur plusieurs concerts. Je n’y peux rien, je ressors tout ce qui me traverse. Je suis par exemple toujours choqué par certains choix de Barack Obama. Il entame son second mandat et n’a toujours pas fermé Guantanamo. Qu’on ne vienne donc pas me parler d’un pays qui respecte les droits de l’homme ! C’est une vraie mascarade ! Et j’ai pourtant été ému, comme tout le monde, lorsque les Américains ont décidé d’élire un Noir à la Maison-Blanche ! Mais bon, après le symbole, place à la réalité. Il n’est pas mieux ou pire que Bush.
Si je vous comprends bien, il n’existe donc selon vous en France plus aucun parti qui mériterait votre confiance ?
Mouss : c’est clair que non ! Ce sont tous des gens qui débarquent des mêmes milieux. Ils proviennent toutes et tous de l’ENA (NDR : l’École Nationale d’Administration). Ils ont accompli de grandes études, les ont terminées vers 28 ou 30 ans, et n’ont jamais été plongés dans la réalité de la vie ! Ils ne savent pas ce que c’est d’aller à l’usine, d’avoir dû faire un petit boulot en même temps que les études. Ils ont toujours eu une cuillère en argent dans la bouche. De prime à bord on s’en fout de leur condition, mais c’est nettement plus dérangeant quand ils commencent à exercer des responsabilités politiques, en abordant, par exemple, des situations qu’ils n’ont jamais vécues ! Comment veux-tu être sensible à ce que vit le prolétaire si tu n’en as jamais côtoyé ?
Yann : le seul homme politique que je respectais vraiment, c’était Patrick Roy. Il nous avait permis de visiter l’Assemblée nationale et nous avait présenté du monde… Mais il nous a aussi fait comprendre que c’était un univers bien pourri. Il nous avait par exemple montré un bar secret à l’Assemblée où Borloo aimait bien se rendre pendant les séances. Il nous a aussi appris que les députés en France touchaient des jetons de présence s’ils venaient à l’Assemblée. C’est pourtant la moindre des choses ! Sans compter qu’ils perçoivent un salaire à vie. Un petit plus quoi !
Après vingt-deux années de présence sur les planches, vous sentez-vous davantage libres aujourd’hui ?
Yann : clairement, je n’ai plus envie de faire de concessions aujourd’hui. Quand tu débutes, les maisons de disque te disent, à une occasion ou une autre, des trucs du genre : 'soyez attentifs aux radios, cherchez à glisser votre refrain au bout de 30 secondes, car ce morceau peut devenir un tube, etc.' Aujourd’hui, on s’en fout de ces conseils. Et la seule fois où on est passé en radio, c’était lors de la sortie de l’album noir (NDR : éponyme, il est paru en 2005), c’est à ce moment là qu’on a failli perdre notre public.
Mouss : c’est vrai, je me rappelle que pour ce disque, on bénéficiait soi-disant d’une grosse promo. La radio était derrière nous, etc. Et au final, on voyait bien que ce système ne nous correspondait pas ! Même l’album on n’arrivait pas à le défendre… c’était poussif ! Nos compositions étaient mièvres et tièdes. Elles sonnaient plus Pop-Rock, il n’y avait plus rien de Metal… même si on ne se revendique pas Metal (Yann sourit à ce moment-là). Enfin ouais, je veux dire qu’on ne cherche pas absolument à avoir un son Metal. Le principe a toujours été le même chez Mass Hysteria : on veut des gens d’horizons différents, mais réunis au sein d’un même projet.
Depuis les attentats perpétrés à Paris, le 13 novembre dernier, on se rend compte que la septième plage de l’album, intitulée « L’Enfer des Dieux », n’a malheureusement jamais pris autant de signification qu’aujourd’hui…
Mouss : c’est en effet le cas. Et c’est en même temps d’autant plus triste parce qu’il n’y a pas que ce morceau-là ! Quand tu écoutes « Tout doit disparaître » (NDR : compo qui figure sur « L’Armée des Ombres », un long playing paru en 2012), c’est un truc assez poétique à la base : ‘Nous ne sommes pas encore obligés de tuer, il ne nous est pas encore arrivé de mourir’. Y a rien à faire, aujourd’hui, cette phrase nous ramène aussi aux attentats. Tu n’es pas obligé de faire comme ces connards de terroristes, de tuer pour revendiquer une haine de ce que pense l’autre. On rencontre ainsi plusieurs textes de Mass Hysteria, que ce soit dans le dernier cd ou ceux qui le précèdent, qui prennent un tout autre sens aujourd’hui.
Yann : on ne peut pas le cacher : quand Mouss chante « L’enfer des Dieux » sur scène, c’est toujours un moment très fort.
Mouss : c’est notre septième date de la tournée ce soir… Hier, à Cergy Pontoise, le public a chanté tout le refrain. Mais vraiment tout. Les spectateurs le connaissaient déjà par cœur. Et puis tu sais, cette chanson, c’est vraiment un hasard du calendrier. Elle date en fait du début de l’année…
Yann : …et elle a bien failli ne pas voir le jour ! C’était le dernier morceau à enregistrer en studio. Mouss en avait un peu marre et nous avait dit qu’il n’avait que quelques bribes de paroles. Je les ai lues et je lui ai dit direct : celle-là, tu es obligé de la faire, démerde-toi !
Mouss : c’est vrai je n’avais qu’un refrain et un couplet. C’était un lundi, je me rappelle. On a essayé de mettre le tout en boite toute la journée en se disant que si ça marchait, tant mieux, sinon tant pis, mais que ce n’était pas grave…
Yann : …et puis quand je suis arrivé et que j’ai vu le produit fini, je me suis dit ‘putain, mais ça tue !’ Maintenant j’avoue que j’aurais vraiment préféré que ce morceau ne s’inscrive pas autant dans l’actualité… C’était une compo qui était déjà présente en notre for intérieur depuis longtemps. Entre nous, lors de nos discussions, on déduit fréquemment que la religion est quelque chose qui nous fait chier. Et quand j’ai vu la version finale de la chanson, je me suis rendu compte que c’était un bilan mortel de ce qu’on se racontait souvent.
Mouss : mais attention, je tiens à déclarer qu’on respecte évidemment la foi individuelle. On n’est pas des fascistes ! Mon père était musulman et ma mère était catholique, mais ils ne parlaient jamais de religion à la maison. Ces conflits, pour moi, relèvent du Moyen-âge ! Quand l’aventure de Mass Hysteria a commencé, je ne me serais jamais imaginé qu’on aurait composé un titre qui traite de la religion. Jamais ! Dans les années 80 ou 90, c’est vrai qu’il y avait déjà un peu de fanatisme, mais c’était uniquement dans les pays orientaux. Hormis quelques fanatiques catholiques, ce n’était pas chez nous ! On n’en était pas arrivé à égorger des gens dans la rue, parce qu’ils pensent différemment et n’ont pas le même dieu ! Ces gens sont débiles, ce sont des psychopathes et la religion n’est qu’un prétexte à leur maladie.
Vous avez peur aujourd’hui ?
Mouss : évidemment !
Yann : oui… Ils ont déclaré qu’ils allaient viser les écoles. On a tous des enfants…
Mouss : il faut prendre ces menaces au sérieux. Quelques mesures ont été prises. C’est d’un côté un peu rassurant, mais tout en étant terrorisant de se dire qu’il faille aller jusque là !
Vous veniez juste de commencer votre tournée le jour des attentats. Vous souvenez-vous de l’ambiance après le concert ?
Yann : j’ai eu les jambes coupées. À un moment, je me rappelle, un mec dans la foule nous a gueulé qu’il y avait des attentats à Paris. Et puis j’ai demandé à mon technicien, qui m’a répondu : ‘ouais ça craint ; y a 40 morts au Bataclan, mais finis ton concert !’
Mouss : au Bataclan quoi ! On connaît plein de gens là-bas ! On a fini le show, mais l’ambiance était glaciale, tout le monde était refroidi. On a pris congé du public et puis on a tous appelé nos familles. On ne parvenait pas à s’imaginer que des islamistes étaient venus foutre le bordel dans une salle où on a si souvent joué…
Que ce soit lors de récentes déclarations ou même à la fin du livret de votre dernier opus, Mouss laisse entendre qu’il pourrait faire un break après cette tournée. « Matière Noire » pourrait donc être l’elpee ultime ?
Mouss : je ne sais pas encore ce que la tournée va donner. Mais en tout cas là, elle est bien partie. Et elle est prévue pour durer deux ou trois ans. Puis on sera bien fatigué. Je pense donc qu’ensuite, un break sera inévitable.
Yann : de toute façon, nous, on continuera à composer… Mais il faut savoir que nous, quand on ne tourne plus, ça ne nous fait pas bouffer ! On nous prend parfois pour des stars, ce que nous ne sommes pas ! Par exemple à côté de la musique, je suis coach sportif. Au moment où on doit composer, on doit aussi aller bosser pour nourrir nos enfants. Et on sait qu’on est toujours attendu au tournant… Cette pression, plus on vieillit, plus c’est épuisant ! Par contre effectivement, quand on sort le bébé et que tout se passe comme aujourd’hui, on n’a évidemment pas envie d’arrêter ! Et sincèrement, je n’en ai vraiment pas envie. Mais d’un autre côté, je comprends tout à fait que Mouss ait envie de se poser un moment.
Mouss : je t’avoue que je vais me réserver un peu de détente… J’ai 44 ans, bientôt 45, j’ai aussi envie de vivre un autre truc avec ma femme et mes enfants. Je ne sais pas encore quoi précisément, mais surtout je ne tiens pas à regretter de ne pas l’avoir tenté tant qu’il était encore temps. Ce ne sera qu’un break, ce n’est pas encore le terminus. Et puis il me permettra probablement aussi d’être plus détendu, plus relax, afin d’améliorer encore mon écriture. Mais enchaîner tout de suite après cette tournée qui s’annonce assez longue, non… pas possible pour moi.