Dora Dorovitch ou la répétition du non-même
Art, indépendance, sincérité, ambition, poésie, diversité,… : tels sont les maîtres mots de ce nouveau label français, dont l’épicentre se trouve en plein soleil, dans le Sud, installé en périphérie pour mieux exploiter le centre, loin des contingences mercantiles et des bruits de la ville. Dora Dorovitch, par sa volonté d’exploser tous les carcans, musicaux et autres, ne se définit d’ailleurs pas comme un label (c’est trop réducteur) : il s’agit d’une « manufacture de projets matériels et immatériels, cherchant à échapper à la ‘répétition du même’, à la cristallisation des bonnes idées, des genres, des limites à ne pas dépasser ». La musique des pensionnaires de Dora Dorovitch fourmille pourtant de bonnes idées, mais comme le dit leur manifeste aux allures situs (voir le site, doradorovitch.com), il ne s’agit pas d’idées vaines et molles, qui tournent en rond une fois énoncées. La musique, ici, ne cesse de bouger, d’évoluer, sans tabous. Quand on sait qu’à la tête du « label », on retrouve Francisco Esteves (bassiste d’Experience) et Cédric Salvestri, satellites bien vivants de la nébuleuse ex-Diabologum, on ne s’étonne guère de ces prises de position parfois radicales, mais toujours pertinentes. Revue des troupes :
Téléfax : La locomotive du label ? Formé par Frank Valayer et Francisco Esteves, ce groupe à géométrie variable (Thomas Mery de Purr y chante parfois) pratique un post-rock (-jazz) sombre et languissant qui laisse souvent rêveur. Leur premier album, intitulé « Des courbes de choses invisibles », devrait bientôt être chroniqué en ces pages.
Mika A. : Bassiste de Téléfax et guitariste de Rio Torto, autre groupe du label, Mika A. aime aussi les projets solo. Timide mais lumineuse, son électro maison lorgne du côté de l’ambient pastorale, entre Boards of Canada et Susumu Yokota.
Rio Torto : « Echapper à la ‘répétition du même’ », disait le manifeste ? Justement, Rio Torto, c’est un peu de Téléfax, de Purr et de Mika A., bref de la popote interne à la Dora Dorovitch. Produit par Rudy Cloquet (Arno, Sharko,…), la musique de ce groupe recyclé rappelle assez fort Expérience, mais un Expérience sous amphés, qui aurait chopé la grippe. Pour ceux qui aiment le (slow-)(post-)rock.
Panti Will : Bosco et Michel Cloup (Expérience, ex-Diabologum) coincés dans un studio, cela donne Panti Will, de l’électro décalée en panne d’électricité, lorgnant parfois du côté du hip hop le plus cérébral, ou du rock le plus désossé. Projet instrumental sans queue ni tête, Panti Will s’amuse à brouiller les cartes tracées par les guitares, les samplers et les vieux Casio.
Novö : L’ambient bucolique à la Skam, ça les connaît : comme Mika A., ces Français aiment les bleeps mélancoliques, les ambiances délétères et les matins qui (dé)chantent. Novö : pas si sûr (déjà entendu chez Boards of Canada (encore)). Mais bien quand même.
Ananda T. : Seul(e) avec ses machines, Ananda T. se rêve en chef d’orchestre de films muets, dans lesquels Nosferatu flirterait avec Maria le robot : rythmes décalés, guitares désaccordées, samples qui flanchent,… La BO des films d’Ananda T. semble sortir d’une boîte à musique rouillée, belle à l’extérieur mais cassée à l’intérieur.
Honey Barbara : Ce trio américain basé au Texas joue un rock lugubre et minimaliste, comme si Andy Partridge avait rencontré John McEntire lors d’une soirée antifolk. Après avoir séduit le label Emigre, Honey Barbara débarque chez nous avec un nouvel album, « I10 & W Ave »… Texas, Chicago, puis la France. Demain, le monde ?
Loisirs : Chez ces quatre ‘hardcore’ de Poitiers, on aime l’EMO, tendance Fugazi, Q and Not U, voire Oxbow. Mieux que Lofofora ou ces tapettes de Pleymo, Loisirs mixe allègrement électronique Bontempi, guitares revêches et vocaux bestiaux. La France aurait-elle trouvé en Loisirs son At-The Drive-In à elle ?
Izaera : De la nouvelle scène basque, voici d’autres amateurs d’emocore brûlant, à manipuler avec précaution sous peine d’explosion soudaine. Pour une fois, l’Espagne ne nous refourgue pas un énième Migala : pas qu’on n’aime pas Acuarela (au contraire…), mais il manquait au pays un groupe avec de vraies corones. C’est chose faite.
Lisabö : Autre ambassadeur venu d’Espagne, Lisabö pratique lui un post-rock plus convenu (Acuarela, donc…), mais pas pour autant ennuyeux. D’un déluge de riffs, d’une pluie de voix téléphonées, Lisabö fabrique une musique lunaire, plus proche des terres retirées de Patagonie que des plages touristiques de la Costa del Sol.
Kapla : Trio de jazz déliquescent aux confins de l’électro et de l’avant-hop, Kapla ne s’embarrasse pas des conventions : sur les traces de Jagga Jazzist et d’Anticon, il ose lui aussi enjamber toutes les barrières, et navigue en terra incognita.
Dora Dorovitch cultive la différence et l’intransigeance, en témoignent tous ces groupes qui refusent les étiquettes et empruntent des chemins de traverse – rock, jazz, électro, hip hop, hardcore, chanson française,… Le « retour du même » n’est donc pas inscrit dans leur programme : chez ses Français du Sud, on aime tâtonner, expérimenter, triturer, sans avoir peur des accidents, sans avoir peur de perdre le Nord. Petite sœur espiègle d’Acuarela et de Thrill Jockey, Dora Dorovitch n’en fait déjà qu’à sa tête, et c’est tant mieux : on a toujours préféré les vivants aux morts, les esprits frappeurs aux grincheux pinailleurs.