Après trois jours de bourlingue festivalière, les genoux fatiguent mais le cœur y est toujours, d'autant que pour la première fois à Werchter est programmé un groupe wallon : un événement en soi, qui confirme une fois pour toutes la bonne santé de la scène francophone. Il y a quelques mois, on pariait sur la venue de Girls In Hawaii à Werchter (cfr review concert AB). C'est chose faite. Certes, Venus est déjà passé par ici, mais c'était en remplacement de dernière minute… Les Girls étaient donc attendus de pied ferme, et pas seulement par les francophones de Werchter (plus nombreux semble-t-il que d'habitude) : il y avait des flamands sous la tente, preuve que le snobisme du Nord n'est qu'une invention de critiques rock en mal de scoops communautaires (votre serviteur en premier…). Ca roule donc plutôt bien pour Girls In Hawaii : à l'affiche de la plupart des gros festivals européens de cet été (des Eurockéennes à Benicassim), le groupe hennuyer est bien parti pour ravir le trône à… Venus du « groupe wallon le mieux exporté » de ces dernières années. Après Danko Jones et ses pétards rock furibards (un bon réveil matin), les Brainois se devaient d'assurer : ça commence fort par « Short Song For A Short Mind ». L'ambiance est bon enfant, les applaudissements nourris. Il faut dire que les Girls écument les salles depuis maintenant plus d'un an, ce qu'il faut de temps à un jeune groupe pour parfaire ses sets et éviter toute maladresse. A dire vrai, chaque concert des Girls In Hawaii se révèle à chaque fois de mieux en mieux. Ici, le groupe surprend par sa maîtrise et sa force de frappe. Oui, les Girls In Hawaii n'ont plus rien du groupe timide qu'on a pu voir l'année dernière à Dour… « Time To Forgive The Winter », « Found In The Ground », « Catwalk »,… Le groupe est soudé, le son excellent. Lors du dernier titre, le fameux « Flavor » et ses montées de guitares à la God Machine, le public se lâche pour de bon, et le groupe avec. Devenu au fil de leurs concerts le morceau le plus attendu par les fans, « Flavor » impressionne par sa puissance métronomique… A tel point qu'au moment du dernier accord plaqué par le groupe, la tente exulte. Et c'est parti pour un rappel, dans la plus pure tradition Girls In Hawaii : l'instrumental stoner-surf ( ?) dont le titre nous échappe (un inédit), qui finit de nous mettre sur les rotules. Un grand concert mené de main de maître. Les Girls In Hawaii ont la grande classe (NDLR : pas pour rien que Musiczine leur avait consacré une interview l'année dernière !), et leur musique est savoureuse.
Après telle claque, autant reprendre ses esprits en comatant aux abords de la tente : ça vaut mieux qu'aller fureter du côté de la Main Stage, où les affreux Zornik gueulent leur rock anal à la Muse.
Tant qu'à faire, autant rester pour le Gantois Sioen, même si son folk-rock brechtien plein d'emphase est loin de nous ravir les oreilles. Assis derrière son petit piano, Sioen hulule ses complaintes théâtrales en oubliant que le « less is more » vaut souvent mieux que toute débauche démonstrative. « See You Naked », « Cruisin' », « Wild Wild West » : des hits en Flandre, mais rien de bien subtil. On a déjà comparé Sioen à Stef Kamil Carlens : c'est une grossière erreur (cfr review Dour 2003). Sioen ne vaut pas telle éloge. D'un romantisme grossier, ses chansons boursouflées sonnent comme la bande-son parfaite d'un mauvais film avec Meg Ryan (pléonasme).
Après ces deux heures d'ennui profond, il était temps que Roy Paci nous réveille. Trompettiste au sein du Radio Bemba Soundsystem de Manu Chao, le Sicilien et sa bande de joyeux drilles (Aretuska) n'auront eu aucun mal à faire danser un public éreinté par les jérémiades de Starsailor. Leur cocktail détonnant de ska, de rythmes latino et de saynètes à la « Canto di Malavita » valaient assurément le détour : au début plutôt calme, le public se lâcha rapidement, pour laisser exploser sa joie dès le milieu du concert. Roy Paci et son groupe avait cette année la lourde tâche d'être le groupe « world » de l'affiche (une constante à Werchter, parce qu'il faut bien contenter tout le monde) : contrat pleinement rempli, avec ce concert du feu de dieu.
En face, c'était au tour de Lamb de réchauffer l'ambiance après Starsailor et ses grosses montées d'urticaire. Ce n'est un secret pour personne : Louise Rhodes et Andy Barlow aiment le public belge, qui le lui rend bien. Pour la quatrième fois à Werchter, le duo britannique n'avait donc plus grand chose à prouver : un bon prétexte pour se lâcher en proposant un set un peu différent des sempiternels best of de festivals. C'est par « Soft Mistake », étrange instrumental psyché-bobo tiré de l'album « Fear of Four », que Lamb débute son concert. Une belle introduction, sans la chanteuse, qui n'apparaît que pour le morceau suivant (« Gold »), dans une robe ravissante à la Dries Van Noten.
Mais déjà de l'autre côté s'affairent les bidouilleurs post rock de Tortoise… Un choix de programmation assez curieux quand on connaît le souci rassembleur du festival de Werchter. C'est que le rock instrumental de ces Américains n'est pas vraiment taillé pour la masse : oscillant sans cesse entre une certaine idée du free jazz et de la musique minimaliste (Steve Reich en tête), Tortoise passe souvent pour le groupe intello par excellence. Pas le genre de la maison Werchter, mais en fin de compte pourquoi s'en plaindre ? Même si le public était clairsemé (mais les spectateurs présents plus qu'attentifs), Tortoise aura livré un set formidable de précision et de profondeur, avec comme climax les fantastiques « Ten-Day Interval » et « I Set My Face To The Hillside » (de « TNT »). Et puis voir Douglas McCombs et John McEntire se livrer face-à-face à des combats de batterie ou de vibraphones, il n'y a rien à dire : ça le fait.
Voir PJ Harvey en concert s'avère toujours un grand moment : après son passage au Pukkelpop l'année dernière, l'Anglaise remet les couverts à Werchter, avec cette fois un nouvel album sous les bras, le brut et racé « Uh Huh Her ». Revenue à un son plus carré et dépouillé à la « Dry », PJ Harvey débute son concert par « The Life And Death of Mr. Bad Mouth », le titre d'ouverture de son septième album. Le son est ramassé, la belle rugit derrière son micro, vêtue d'une robe jaune vintage et d'escarpins rose flash. Après « The Whores Hustle And The Hustlers Whore », le nouveau single « The Letter » et l'irascible « Dress » (de « Dry »), la chanteuse qui jusque là semblait distraite, se détend et lâche la purée : c'est « EVOL », puis « A Perfect Day Elise », avant les splendides « Down By The Water » et « Meet Ze Monsta », de « To Bring You My Love » (son meilleur album, le plus velouté, le plus charmeur). PJ incarne l'essence même du rock au féminin : sans cesse sur le fil du rasoir, d'une puissance pleine de grâce, son répertoire ne souffre d'aucune baisse de tension. En toute fin, « Taut » (de « Dancehall at Louse Point ») et « Big Exit » achèvent l'audience de leurs refrains félins. Encore une fois, PJ Harvey fit mouche. On n'aurait pas craché sur une demi-heure de plus.
Et puis ce fût les Pixies. Le concert le plus attendu de ce festival de Werchter. De l'année. Plus de dix ans qu'on attendait ce moment : pour toute une génération, les Pixies sont le groupe qui inventa Nirvana, le grunge (etc.), en redorant le blason d'un rock qui, fin des années 80, excitait autant l'auditeur lambda qu'un plat de nouilles resté trop longtemps au réfrigérateur. Avec eux, il faisait bon de réécouter des guitares, ces fameux trois accords qui suffisent parfois pour fonder un groupe. Et quel groupe, ces Pixies ! Leur carrière aussi courte et fulgurante qu'une étoile filante aura marqué bien des esprits, de Mudhoney aux Strokes. Autant dire que les voir fouler une scène, dix ans après leur split, relevait pour beaucoup du pur fantasme à la Nick Hornby. Les Pixies ! Il y a un an à peine, Frank Black niait encore vigoureusement toute possibilité de reformer son groupe fétiche. « Plutôt avoir un cancer des testicules » (gasp), ironisait-il… Et pourtant les voilà, au grand complet : si Kim Deal a pris du poids, son jeu de basse minimaliste reste spectaculaire. Joey Santiago, lunettes noires, cheveux rares, reste imperturbable, décochant ses riffs malins l'air stoïque. David Lovering martèle ses fûts avec vigueur. Frank Black toise la foule du haut de sa bedaine, les yeux légèrement soulignés au Rimmel. En une grosse heure, le groupe balance 20 morceaux, 20 tubes (ou presque), sans fioritures ni blabla. Le son est excellent ; l'interprétation, parfaite, bien qu'évitant toute prise de risques. Qualité cds, bref 20 chansons reproduites à l'identique, comme sur disque. Mais faut-il s'en plaindre, quand on est face au groupe le plus influent des années 90, une véritable machine à tubes ? « Bone Machine », « Broken Face », « Monkey Gone To Heaven », « U-Mass », « Velouria », « Wave Of Mutilation », « No. 13 Baby », « Debaser », « Tame », « Gigantic », « Caribou », « Isla de Encanta », Here Comes Your Man », « Vamos »,… N'en jetons plus : quand les tubes ainsi s'enchaînent, c'est presque trop beau pour être vrai. Et pourtant… Kim Deal a l'air contente, souriant sans cesse face à un Frank Black imposant, qui sait l'émotion que sa musique dégage. Aux premiers rangs, on se bouscule, on reprend à tue-tête « Where Is My Mind ? » et ses « Ouh ouuuuuh » magiques. Serrés sur 20 mètres carrés à droite de la scène, les Pixies sont l'objet de tous les regards et de toutes les oreilles, et c'est bien normal : devant nous, on assiste en direct à l'une des reformations les plus spectaculaires de ces dernières années. Peu importe qu'elle soit sans doute la conséquence de préoccupations financières, du moment qu'elle ne sente pas l'arnaque (cfr The Doors, Sex Pistols). Vivement leur retour en salle !
La soirée, pourtant, ne fait que commencer, avec sous la Pyramide, les excellents N.E.R.D., bref les Neptunes (Pharell Williams et Chad Hugo, celui-ci ayant déclaré forfait pour la tournée) en plus de Shay Haley. Les Neptunes sont la paire de producteurs la plus courtisée du rap/r'n'b business, de Snoop Dogg à Justin Timberlake. On leur doit quantité de hits certifiés platine. A côté de ce boulot alimentaire, ils ont aussi leur groupe, la rencontre entre Sly Stone, Cheap Trick, James Brown et les Beatles… Rien de très hip hop, même si on y retrouve clairement cette dimension urbaine et saccadée qui remplit leur compte en banque. Entouré par un vrai groupe (Spymob), Pharell et Shay haranguent d'entrée de jeu le public venu en masse : « Brain Fly Run » et « Backseat Love » donnent le ton – rock et funky, malgré quelques problèmes de micro. L'ambiance est survoltée, les spectateurs répondant au quart de tour aux invectives des deux Américains. La machine est lancée : « Provider », repris en chœur, « Maybe », « Breakout », « Rockstar ». Le groupe est balèze. Mais c'est lors de leur single « She Wants To Move » et de « Lapdance » que la tente vraiment succombe. Gros délire, beau souvenir. Le plancher craque sous les pieds des milliers de fans qui sautent en l'air à la demande de Williams. « Say N.E.R.D., Hell Shit ! ! ! », scande le rappeur, avant de tirer sa révérence sous un déluge d'applaudissements. Très très fort.
Avant que ne débute le concert de Air, un petit détour du côté de la Main Stage avec Placebo, têtes d'affiche malgré eux (Bowie absent pour cause de nerf coincé) : pour ce qu'on en a vu, Brian Molko et ses deux compères avaient l'air d'être en bonne forme… Ce qui est bien, c'est qu'ils ont joué en toute fin « Nancy Boy », sans doute leur meilleur morceau, pourtant de moins en moins joué sur scène. Que Placebo passe après les Pixies, c'est néanmoins incompréhensible : heureusement ils n'ont pas repris « Where Is My Mind ? », qu'ils ont maintenant l'habitude de jouer en clôture de leurs concerts. Faut pas pousser bobonne, surtout quand elle a la carrure de Frank Black.
Après tant d'émotions, rien ne vaut un petit concert de Air, le meilleur moyen pour reprendre des forces et se détendre les nerfs. Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel l'ont bien compris, en interprétant cette fois leurs titres les plus sereins et reposants. Accompagnés de Sébastien Tellier aux claviers et d'un batteur taiseux, le duo versaillais occupe le devant de la scène dans une atmosphère décontractée. Chantant tour à tour de leur accent français si « romantic » les titres de leur dernier album (« Venus », « Alpha Beta Gaga », « Cherry Blossom Girl », « Run », « Another Day »), les deux Français n'ont aucune peine à captiver un public qui accueille leur musique vaporeuse comme un cadeau du ciel. Une pommade pour les muscles. Un transat pour le cœur. De « 10.000 Hz Legend », Air n'a retenu que « People In The City », dans une version elle aussi plus cotonneuse. Mais rien ne vaut encore la chaleur diaphane de « Talisman » et de « La Femme d'Argent », avec en bonus les deux tubes « Kelly Watch The Stars » et « Sexy Boy ». Sans aucun doute l'un des concerts les plus régénérant de tout le festival, sans doute parce qu'en raison de sa dimension « chill out », il arrivait à point.
A point pour repartir de plus belle en compagnie des 2 Many DJ's, en remplacement de Bowie : certes, il ne s'agit pas d'une tête d'affiche équivalente. Les rumeurs annonçaient la venue éventuelle de stars comme Morrissey, les RHCP, Alice Cooper ou encore les Strokes. A la place, des DJ's, pour la plus grande fiesta en plein air qu'est connue la Belgique : 65.000 personnes dansant en rythme sur Alter Ego, Tiga, Donna Summer, Blur, les White Stripes, Primal Scream, Vitalic,... Et sur Bowie (« Rebel, Rebel » pour lancer les festivités, avec une petite animation pastiche sur les deux grands écrans, représentant un Bowie mal en point). Plus électro que d'habitude, les frères Dewaele auront rempli leur contrat avec succès, même si on aurait préféré Bowie ET les 2 Many DJ's. Une chose est sûre : c'était la bamboula sur la plaine de Werchter, autrement dit ce n'était pas une mauvaise idée d'inviter nos deux rois du bootleg. Il paraît d'ailleurs que Bowie les adore. On espère qu'après sa convalescence, il nous reviendra en pleine forme… Et réservera sa place pour l'édition 2005.