L’espace réservé par la programmation des Nuits Botanique aux musiques alternatives et expérimentales n’a pas fait défaut ce samedi soir au Cirque Royal. Ainsi, sous les projecteurs du Cirque, le producteur allemand Sascha Ring alias Apparat –l’un des piliers du milieu électro berlinois– y présentait son dernier projet « Krieg und Frieden (Music for Theatre) », la bande-son surprenante de la récente pièce de théâtre de Sebastian Hartmann inspirée par le chef-d’œuvre de Tolstoï, Guerre et Paix. Une soirée sono-visuelle à laquelle étaient également conviées les nouvelles « Images Du Futur » de l’excellent groupe canadien Suuns qui nous livrait son nouveau matériau sonore sorti le 5 mars dernier, sous le label Secretly Canadian. Autre invité de marque, le trois-pièces français Aufgang dont l’électro-baroque-expérimental peu conventionnel conjugue ingénieusement musique classique et électronique pour des shows généralement explosifs.
Il fallait, comme il se doit, une ambiance feutrée, une scène plongée dans l’obscurité et un décor dépouillé pour accueillir les mélodies alambiquées des Canadiens de Suuns. Sans détour, le quatuor de Montréal nous plonge dans les profondeurs viscérales de sa dernière exploration. Hormis les manœuvres dynamiques de « Powers of Ten », les morceaux se veulent globalement moins rageurs, moins bruts, moins immédiats que par le passé. Les orages magnétiques de « Bambi » sont sous contrôle et laissent moins de place à l’improvisation.
Ne prenez pas peur. Les morceaux restent néanmoins toujours infectés par cet esprit sombre, vicieux et contrarié. Ils sont simplement plus travaillés, mieux calculés, plus pensés. Une maîtrise live que l’on peut distinctement entendre sur « 2020 », « Mirror Mirror » ou « Sunspot ».
Les Montréalais pyromanes continuent férocement à jouer avec nos nerfs et enchainent les chansons branlantes et psychotropes, minimales et obsédantes. Chantés la mâchoire crispée, les murmures mélodieux et angoissés de Ben Shemie plongent l’auditoire dans un monde parallèle et intriguant. Un concert cathartique aux couleurs du monde contemporain instable dont il est le reflet. Chansons du désordre qui illustrent leur engagement physique et intellectuel lors des manifestations qui se sont déroulées l’année dernière à Montréal. Une musique qui s’inscrit résolument dans son époque. Le résultat final est profond de sens, d’équilibre et de déséquilibre, tant dans l’écriture et le son que dans la vision créatrice. Des « Images Du Futur » écrites dans ‘le climat enthousiaste et excité, d’espoir et de frustration’ d’un Québec au bord de la crise de nerfs.
Partisans actifs aux manifestations des étudiants québécois en 2012 et survivants d’une tournée interminable consécutive à la sortie de « Zeroes QC », accomplie en 2011, Ben Shemie et Joe Jarmush semblent pourtant, par moments, manquer de souffle sur scène. En effet, certains titres comme « Minor Work » enthousiasment moins et montrent quelques signes de lassitude. Petits détails pour une grande prestation de Suuns sur les planches du Cirque Royal.
La suite du programme risque de surprendre davantage, d’assommer ou de passionner. C’est selon. Quoi qu’il en soit, l’expérience inédite d’Apparat reste impressionnante.
C’est après s’être évadé d’une vieille usine berlinoise abandonnée où il a enregistré les dix pistes de « Krieg und Frieden » durant plus de quatre semaines, en compagnie d’un orchestre de 30 musiciens, que Sascha Ring décide d’arpenter les routes pour exposer son nouveau projet atypique sur les scènes internationales.
Une exclusivité dénichée par les programmateurs des Nuits Botanique censée ravir les oreilles des amoureux de musique expérimentale avant qu’elle ne tombe entre les mains des plus gros festivals européens (Brighton, ‘Primavera Sound de Barcelone’, etc.)
Grand nom de la scène musicale berlinoise, créateur de dreamscapes, Sascha Ring aka Apparat aime tisser des textures et peindre des paysages sonores étourdissants. Il a le talent pour conjuguer son et image et se plaît à créer des univers multiformes capables d’explorer les sens et les émotions. La création d’une bande-son pour le théâtre n’est d’ailleurs pas un exercice qui lui est totalement étranger. Au cinéma, il s’était déjà livré à ce type d’exercice expérimental lors du dernier long-métrage de Jacques Audiard (« De rouille et d’os ») ou encore pour la série Breaking Bad.
Les planches du Cirque Royal tombaient comme une évidence pour faire place aux frasques audiovisuelles du génie allemand. Un écran géant comme seul décor et cinq artistes sur le podium. Côté jardin, trois musiciens. Côté cour, deux magiciens de l’image aux techniques peu conventionnelles. Tandis que le jardin se lance dans des airs de cordes (violon, violoncelle) lugubres voilés de couches de musique électronique, les deux vidéastes projettent en direct des images en totale synchronisation avec le son. Une technique particulière qui consiste à passer des filtres (ou autre matériau) avec une dextérité impressionnante sous un faisceau lumineux à une vitesse proportionnelle au rythme de la musique. Un fond d’écran qui s’anime de taches noires et d’éléments figuratifs abstraits à la vitesse du son. Plus les couches électroniques se superposent, plus les cordes montent crescendo et plus l’écran s’anime jusqu’au bourdonnement final et anxiogène de « Blank Page » où l’image s’efface. C’est que lumière et son s’allient et se consolent, se taisent ou bien s’éteignent, signant, dans cet accord obscur, la fin de ce voyage en terre inconnue.
Bref, un phénomène inexplicable. Plus facile à saisir au cœur battant de la présence, à éprouver en cet instant de grâce fugitif que nous offre la scène. Les mots nous font défaut pour le décrire. Seul le silence fait sens et transmet le vrai son.
Eric Ferrante
Apparat + Suuns + Aufgang
(Organisation Botanique)