C’était à Charleroi qu’il fallait se rendre en cette douce soirée de printemps. Et pour cause, le combo courtraisien Amenra, auteur l’unanimement reconnu « Mass VI », s’apprête ébranler autant les murs de l’Eden que les âmes et les cœurs de près de 500 metalheads réunis pour l’occasion. Plus qu’un concert, on va assister à une expérimentation des sens où une myriade de pensées et de ressentis vous prennent à la gorge pendant un peu plus d’une heure. Ou quand la musique devient spirituelle.
Hormis quelques dates de plus en plus sporadiques programmées au Coliseum, Charleroi n’incarne pas, dans l’imaginaire collectif de l’amateur de musique lourde, la ville belge par excellence qui accueille le plus de concerts de Metal. En apprenant que le Centre Culturel de la ville, décide d’accueillir Amenra à l’Eden, on a donc le droit d’être étonné. Mais un étonnement qui vire rapidement à la satisfaction. Caractérisée par son esthétique raffinée –une élégante brasserie aux urinoirs à gueules de requin– cette salle à taille humaine peut accueillir jusqu’à 600 personnes tout en se prévalant d’une excellente acoustique. À peine le temps de savourer une ou deux pressions servies dans des gobelets frappés du logo des lieux que s’ouvrent les portes de l’arène du jour. Le Paradis va devoir remiser ses couleurs en coulisses et laisser place à la palette de gris.
Il revient à Fär d’immerger lentement le public dans l’obscurité. Originaires de Brakel, ce duo réunissant An-Sofie De Meyer au chant et Tim De Gieter au synthé et aux beats, est pour l’occasion flanqué, derrière son kit de batterie, de Sigfried Burroughs, échappé du groupe electro Onmens. De l’electro dark, c’est également ce que propose Fär. Ces trois lettres, à la graphie gothique, sont projetées en blanc sur l’écran géant tendu à l’arrière du podium. Face à elles, de noir vêtue et à la chevelure blonde tombant sur les épaules, An-Sofie envoûte le public de sa voix claire et robotique, portée par les nappes froides et aseptisées émanant des synthés de Tim, au t-shirt amplement déchiré sur les côtés et littéralement déchaîné sur ses instruments. Sigfried, penché sur ses fûts, contribue à la séance d’hypnose collective. Ce band originaire de Flandre-Orientale va nous accorder un généreux set d’un peu plus d’une demi-heure. Et son expression sonore procure un effet semblable à celui d’un bon verre de whisky : une progressive inhibition des sens et une mise à l’aise où l’environnement se transforme en chez soi. Un grain de folie aurait néanmoins permis au show de véritablement décoller, se contentant ici de garder pied alors qu’on aurait clairement pu planer.
Le stand de merchandising, situé à l’arrière de la salle, est à présent pris d’assaut. Il faut dire qu’il est particulièrement achalandé : t-shirts, pulls, casquettes, bonnets, vinyles, cd’s, affiches, livres, calepins et autres raretés frappées de la touche artistique du band. De quoi amaigrir quelques portefeuilles. Un étal qui illustre parfaitement le concept incarné par la formation : Amenra est certes un groupe de musique, mais il se situe bien au-delà. C’est un univers, un vecteur de sentiments qui passe par l’oreille, la vue, l’esprit et son inconscient. Une lecture par la lorgnette d’une face plutôt sombre de la réalité et des sensations. Une expérience de l’obscurité.
Les lumières s’éteignent. Le logo est projeté sur un écran disposé à l’arrière du podium, une espèce de triskèle terminée par des serres de rapace. La fosse commence à s’emplir d’une envoûtante odeur d’encens. Une épaisse fumée blanche occupe l’espace. Les membres du groupe pénètrent silencieusement sur les planches, le visage fermé. Ils sont tapis dans l’obscurité, à l’exception de Colin H. Van Eeckhout, vocaliste de la formation. Il s’agenouille dans un faisceau de lumière, dos au public. Puis s’empare du long cylindre ainsi que de la barre métallique placés devant lui et les fait tinter par série de deux coups. Une fois, deux fois, trois fois… Le temps se dilate, plus un bruit ne s’échappe de l’auditoire. Un silence religieux. Les yeux perdus dans le vague et vêtu d’un t-shirt noir où figure comme seule inscription la marque de skateboard ‘AntiHero’, Matthieu Vandekerckhove commence à glisser son plectre sur les cordes de sa gratte. La tension monte. Levy Seynaeve et Lennart Bossu, respectivement bassiste et guitariste, quittent leur face-à-face avec leur ampli pour se planter au bord de l’estrade. Bjorn Lebon donne le la d’un gros coup de cymbale et « Boden » entame la Messe. Le son est assurément lourd, pesant et fort, mais pas saturé. Autant les murs de l’Eden que les cages thoraciques se mettent à vibrer. La voix hurlée, aiguë et plaintive de Colin déchire l’espace. La fosse, constituée majoritairement de trentenaires et de quadras, est soudainement prise d’un spasme, balançant la tête et même le haut du corps au rythme hypnotique de la batterie. La transe opère.
Une salve d’applaudissements clôture la fin du premier morceau, suivi d’un retour au silence arraché par quelques ‘chut’ de part et d’autre de la foule. Silence, le souffle se bloque. Le très mélancolique « Plus près de toi », issu du dernier LP d’Amenra, « Mass VI », poursuit l’office. Aucune fausse note, le set est carré, les extrémités en sont même ciselées. Autant les parties lourdes et violentes arrachent tout sur leur passage, autant les instants plus calmes sont d’une absolue fragilité, telle une feuille morte prête à s’envoler de l’arbre au premier coup de vent. Colin ôte sa chemise noire et dévoile son t-shirt tout en demeurant toujours de dos face à son audience. Une habitude du vocaliste. Plus les morceaux s’égrènent, plus il semble habité par les compositions. Les veines de ses bras deviennent de plus en plus apparentes, gonflées à bloc. Chaque hurlement lui est arraché, propulsant son corps vers l’avant. Ses mains acérées fendent l’espace, quand elles ne viennent pas agripper ses flancs ou son dos, dans une torsion de bras digne d’un envoûtement. Il faudra attendre la moitié du set pour finalement apercevoir son visage pendant quelques secondes, les yeux ulcérés et plongés dans l’horizon, comme s’il lui était vital de déverser sur son auditoire un trop-plein d’énergie accumulé depuis le début du concert. Retour ensuite dans sa bulle de violence intérieure, tel un métal en fusion qui s’écoule sans aucun filtre. L’homme finira par faire tomber le t-shirt, laissant apercevoir cette immense potence inversée en traits pleins lui recouvrant le dos.
Les autres musiciens demeurent, a contrario, dans la retenue, chacun enfermé sur lui-même, n’ayant pour échange avec le public que de rares contacts visuels. Une profonde introspection dont la somme de ces bulles, pourtant d’apparence hermétique, finit par englober chaque recoin de la salle. Un vaste mouvement circulaire, une tempête d’émotions à laquelle il devient impossible de résister. Les âmes sont également tantôt bercées, tantôt bousculées, si pas heurtées, par ces projections en noir et blanc de ruines, de visages, de paysages, de torrents d’eau ou encore d’animaux aux contrastes accentués. « Nowena », issu de « Mass V », permet à Levy Seynaeve, à la chevelure pour le moins ébouriffée, de s’approcher du pied de micro planté au milieu de l’estrade et d’imposer sa voix gutturale, conjointement à celle de Colin. Le temps n’est plus qu’une perception théorique ; il se dilate, se reforme sur lui-même, se détend à nouveau. « . Silver Needle. Golden Nail. » devient apocalyptique. Les sonorités se fondent les unes dans les autres puis s’arrêtent sans crier gare. Abruptement. Huit morceaux plus tard, le cérémonial prend fin. Les musiciens déposent leur instrument sans un mot et disparaissent en coulisses. Hébétée, la foule comprend petit à petit que le rituel est achevé. Les lumières se rallument dans la salle, toujours sans bruit. Les consciences se réactivent, retissent des liens avec la réalité. Un arrière-goût de trop peu envahit le corps, telle une sensation de manque après de longs mois d’abstinence. Quelle que soit la durée, l’âme de tout un chacun a été ensorcelée un moment par des sonorités, dont il serait vain d’essayer d’y apposer plus de mots que nécessaire. Une danse folle où la psyché a pris la main des sens et ont, ensemble, tournoyé diaboliquement pendant plus d’une heure.
(Organisation : Eden)
Setlist : “Boden”, “Plus Près De Toi (Closer To You)”, “Razoreater”, “Diaken”, “Nowena | 9.10”, “Terziele”, “Am Kreuz”, “Silver Needle. Golden Nail”