Calexico publie son nouvel opus, « The Thread that keeps us », ce 26 janvier 2018. Il s’agit de son neuvième. Le groupe a voulu en revenir à une forme plus expérimentale, moins latino, tout en concentrant ses lyrics sur les problèmes de l’environnement. C’est dans l’air du temps. Mais également soulever la question de la perte de communication entre les êtres humains. Entre autres. Paradoxal, au vu du nombre d’outils technologiques, mis à notre disposition, aujourd’hui. Et bien évidemment, l’occasion était idéale pour discuter du contenu de cet LP. Mais quel bonheur de pouvoir s’entretenir en compagnie de Joey Burns et de John Convertino, tellement leurs conversations sont riches et leurs avis pertinents…
Vous avez enregistré votre dernier album, « The Thread that keeps us », en Californie, au studio ‘Panoramic house’. Mais pourquoi avoir baptisé cet endroit ‘The Phantom ship’ ?
Il ressemble, en quelque sorte, à un vieux rafiot. La coque est constituée de planches délavées et le studio a été construit à l’aide de poutres en bois de charpente. Il y a des hublots comme sur un bateau, à travers lesquels on s’imagine regarder vers l’océan. Il n’y manque que les voiles. Il y a la cave, la cambuse (NDR : le dessous de la ligne de flottaison). C’est là ou se trouve la salle de contrôle. Il y a même un nid-de-pie (NDR : poste de vigie) ; et ce poste d’observation est amusant. En fait, quand on enregistre, on a besoin de s’isoler afin de pouvoir se concentrer. C’est un studio éphémère. Les musiciens bossent sur le pont, où est installé tout comme le matos d’enregistrement. Ce bâtiment est le fruit de la vision d’un mathématicien ; et ce type l’a construit de ses propres mains. Il avait mis beaucoup d’amour pour l’échafauder. Et manifestement, les fondations sont solides, car il a survécu à deux tremblements de terre. Dans la maison, il y avait la photo du gars qui avait construit le bateau. Il est mort. On dirait qu’il hante les lieux. On sentait sa présence pendant les sessions.
Justement, le morceau intitulé « Lost inside », qui finalement n’a pas été repris dans l’opus (NDR : ‘Outtakes lyrics’), évoque une danse avec un fantôme. Il a été écrit dans ce contexte ?
Oui, on y parle de plusieurs revenants. On les a croisés. D’une part, il en existe des personnels et d’autres qui sont impalpables. Ils hantent l’album. C’est comme si on rencontrait le fantôme de son passé. Il pourrait s’agir d’un membre de sa famille. Le souvenir de quelqu’un ou de quelque chose…
Vous avez coproduit l’album en compagnie de Craig Schumacher. Est-il devenu incontournable pour ce job ?
Oui et non. Il est un peu considéré comme un membre de la famille. On l’adore. On se respecte. C’est incroyable ce qu’il a été capable de réaliser au cours de ces dernières années. Aurions-nous pu travailler en compagnie d’autres personnes ? La réponse est oui. Et pourrions nous continuer avec Craig ? La réponse est toujours affirmative…
« Girl in the forest » est une fable qui traite de l’état de notre planète. Et notamment de l’environnement et la déforestation. Elle fait référence à John Muir, un écrivain américain, né en Ecosse. Un des premiers naturalistes modernes, militant en faveur de la protection de la nature. Est-ce un personnage important pour vous ? Et un exemple à suivre ?
Absolument ! Le studio est situé au Nord de San Francisco et de l’autre côté du Golden Gate Bridge. Il existe un sentier baptisé ‘John Muir’ qui sert à la randonnée. On y voit son nom sur un écriteau. Et on l’emprunte pour se rendre au studio. On s’y est souvent baladé et on y a découvert ce qu’il a vu, il y a 100 ans. Quand on entend parler, aujourd’hui, de la réduction de la superficie de parcs naturels pour laisser la place à la prospection de gisements pétroliers, on a une envie urgente de les sauvegarder. Ce sentier est donc devenu un fil conducteur. Car derrière ce sentier, il y a cette réflexion…
Joey, pour ce morceau, tu as écrit les lyrics en compagnie de ta fille, Twyla. C’était la première fois ? Peux-tu en dire davantage ?
On a tous des enfants. Il se pourrait qu’un jour, on ait des petits-enfants. Et donc, il serait important de conserver ce sentier pour cette progéniture. Ce n’est pas si compliqué à réaliser. Il suffit de quelques changements. Et ils se sont produits au cours de l’histoire. Je t’invite à relire ce que John Muir a écrit et tu comprendras… Ma fille, Twyla a un esprit très créatif. Elle est en contact avec ce monde spirituel et elle possède cette imagination que beaucoup d’entre-nous ont perdue. Le plus souvent, c’est elle qui se réveille la première et je l’appelle le petit oiseau du matin (NDR : ‘early bird’). A partir de ce moment, toute la famille se lève aussitôt. Elle chante au saut du lit. De belles chansons qui évoquent chez moi, les choses les plus douces de la vie. Quand on est allé camper, dans le coin, en compagnie de mes filles jumelles, Genevieve et Twyla, elles m’ont dit, papa, ne pourrait-on pas vivre ici. Ce qui m’a brisé le cœur… J’avais la musique et la mélodie, et puis j’ai calé. Twyla s’est alors pointée et suite à nos conversations, j’ai visualisé une scène de protestation contre la déforestation. Et pas seulement pour blâmer ceux qui abattent les arbres, mais ceux qui vont faire main basse sur les richesses du sous-sol. Et je me fais, en quelque sorte, le porte-parole de ce combat… Cette chanson pourrait mettre en scène une fille qui parle aux animaux, mais aussi à la forêt… Twyla a contribué amplement à la création du morceau. Finalement, c’est son thème. Au début, dans le scénario, il existait deux personnages aux backgrounds différents. Dans une ville près de la Californie, sur la côte, le premier vivait dans une maison où on parle espagnol et l’autre, en anglais. Ils se sont associés pour sauver leur ville et se sont rendus dans la forêt (NDR : la Redwood, forêt peuplée de séquoias) à la recherche des secrets de l’univers qui y sont d’ailleurs toujours. Vous savez, cette nature qui a tant à nous apporter et qu’on ne connaît pas encore. C’est l’inspiration qui se trame derrière cette compo…
Joey, quelques titres de l’elpee sont plus psychédéliques. Comme le superbe morceau d’entrée « End of the world with you », dont la mélodie me fait penser à Wilco?
C’est un compliment ! J’adore Wilco. Quand Jeff chante, mais aussi lorsqu’il parle. Vraiment content qu’il soit sur cette planète ! Avant je rêvais de rencontrer les Beatles et maintenant, c’est Jeff Tweedy. Il incarne quelqu’un d’important pour moi. Pavement aussi. J’aime bien le sens de l’humour et sarcastique de Stephen Malkmus. Ses paroles. Ces gars-là sont mes héros. Par exemple, si je devais te présenter ma collection d’albums, je te montrerai ceux des artistes dont je viens de te parler… J’aime quand l’approche musicale est plus expérimentale. J’en ai marre d’entendre constamment les mêmes morceaux de rock ‘classique’. A la maison, des ouvriers bossent sur mon bâtiment et chacun ramène sa ‘boombox’. La plupart sont latinos et on entend toujours les mêmes morceaux hispaniques et atmosphériques. En fait je suis contraint à écouter de la musique que je ne connais pas et qui est plutôt céleste que terrestre…
Un autre personnage, James Turrell, est cité dans « End of the world with you ». Il est responsable des ‘Skyspaces’, expériences qu’il a menées entre lumière et espace. Est-ce un sujet qui vous passionne ?
Il faut toujours avoir conscience qu’on est petit, insignifiant même. La perspective est importante, bien que je n’ai pas lu beaucoup d’ouvrages de ce gars, il faut savoir qu’on est minuscule, mais que la lumière est importante ; car grâce à elle on entre dans un espace temps (NDR : on en revient quelque part, à Pascal…)
Autre morceau inhabituel, « Dead in the water ». Très offensif, frénétique même, et au cours duquel la voix est caverneuse, alors qu’une cloche revient régulièrement dans le parcours…
C’est le thème de l’antagoniste : Dr Evil (NDR : Dr Evil, alias Denfer, est un personnage de fiction joué par Mike Myers, dans une série au cours de laquelle il parodie les méchants dans les films de James Bond). C’est le guitariste qui joue de la cloche… et il en est fier !
« Another space » est également une plage audacieuse. Il y a cet orgue vintage. Ces rythmes hypnotiques qui me rappellent Suicide, et plus exactement le « Jukebox baby » d’Alan Vega ; et à la fin on entend des solos de trompettes jazzyfiants, rappelant Miles Davis. Calexico aborde rarement des titres aussi complexes, non ?
Oui, il y a longtemps. Et c’était amusant de s’y risquer à nouveau. En fait, on ignorait où cette expérience allait nous mener. Quand on a entamé la chanson, elle se limitait à une sèche, les drums et la boîte à rythmes des années 70. Finalement, il faut admettre que le studio est l’endroit où on crée la chanson. Le studio conditionne la chanson. Et la chanson est le produit du studio. On a ajouté du piano, du triangle, puis plein d’autres éléments.
« Shortboard » est un instrumental au cours duquel il ne manque qu’une voix. Celle de Jim Morrison aurait pu coller à ce titre atmosphérique, non ?
Peut-être. Ce qui aurait été marrant. C’est une impro. On pourrait imaginer Jim Morrison dans « The end »… lorsqu’il prononce (d’une voix caverneuse) ‘and he walked down the hall’... C’est une ritournelle, une boucle en quelques mesures…
Sur « Under the wheels » vous avez utilisé une boîte à rythmes et un peu d’électro. Il est dansant, amusant, et emprunte des rythmes latino, caribéens, et plus exactement jamaïcains. Presque reggae, même !
C’est ce qui arrive quand on fait l’impasse sur la guitare. C’est le claviériste qui a composé la musique (NDR : Sergio Mendoza). Il travaille bizarrement. Il invite des musiciens et enregistre sur un petit quatre pistes. Puis il part en forêt et médite sur le son. Et vraiment, sa démarche est à la fois intéressante et originale. Dans le passé, il avait déjà réalisé l’une ou l’autre démo. Et bien sûr, il me les propose. Ici, il s’agit d’une autre qu’on avait un peu abandonnée. Il se l’est réappropriée et c’est le morceau dont tu parles. Le thème ? Au cours des 15 dernières années, on a dépensé des milliards de dollars dans les guerres et il en est résulté des pertes incroyables en vies humaines et des divisions dans le monde. Cette chanson est une réponse à ces événements. Le sentiment, c’est qu’aujourd’hui, les gens se baladent en regardant le sol. Il se suffisent à eux-mêmes et ne vont pas l’un vers l’autre. Où est cette capacité à communiquer ? On en vient à se demander de quoi on va parler tellement, tellement il y a des sujets à aborder. Où est cette capacité d’écoute ? Ce terreau commun ?
« Flores y Tamales » devrait figurer dans la setlist de vos futurs concerts, je suppose ? Et y rester régulièrement dans le futur ?
Sans aucun doute. C’est une bande-son qui a été réalisée pour la sauvegarde des papillons monarques (NDR : ‘monarch butterflies’). Sa population est en diminution à cause de la déforestation. On les croise au Nord du Mexique où ils nichent. Le thème était intéressant. On a engagé un bassiste espagnol. Et c’est lui qui a composé les paroles. En outre, c’est un de mes morceaux préférés…
« Thrown to the wild » invite-t-il l’être humain à préserver les rêves dans une réalité tourmentée ? Mais laisse-t-il un quelconque message d’espoir ?
Même si ce morceau décrit des scènes sombres et délabrées de l’existence, il concerne peut-être une ville, votre ville, dans le monde, en état de transition. En peu de lyrics, il décrit à quel point la situation s’est dégradée. C’est le signal que la limite est dépassée. Il figurait parmi les incontournables du tracklisting. La deuxième partie vire au chaos. C’est noir. Comme une entreprise qui se crashe. C’est la direction prise par notre terre. Au départ, on voulait clôturer le disque par ce titre, mais il était vraiment trop sombre…
Joey, tu as déclaré qu’au lieu d’écrire des ‘protest songs’, tu préférais propager tes messages en racontant des histoires. Es-tu plus romancier qu’écrivain ?
C’est quelque part entre les deux. Je suis un ‘novellist’ (NDR : un auteur de nouvelles, dans le contexte des short stories, spécifiques aux Américains). Quand une chanson ne dure que 3’, les instruments jouent un rôle important. Il ne reste alors de la place que pour une histoire brève. Par contre, lorsqu’il n’y a pas trop de passages instrumentaux, j’ai tendance à écrire en vers…
Enfin, « The Thread that keeps us », quel est ce fil, finalement?
C’est la question ! Quand on examine cette réflexion, on pense à l’amour. Parce qu’il n’existe rien d’autre qui soit aussi puissant. Il y a bien cette image de fil. Il est ténu, mais assez solide pour nous relier…
Merci à Vincent Devos.