Aucune question, aucune réponse n’épuisera l’univers foisonnant de « Veckatimest ». Aucun mot ne décrira avec justesse ce travail d’orfèvre, si ce n’est : écoutez-le. Dix fois, cent fois, mille fois. Déversez-vous entièrement. Et peut-être lorsque vous en aurez caressé les moindres saillies, ressenti les fiévreux vertiges ; lorsque vous aurez été à l’écoute de cette mise en abîme mystique ; que ces voix entremêlées auront conté leurs histoires épiques, que ces chœurs lancinants auront ensorcelé, que les crescendo auront percé les nuages, que l’autour se sera émietté devant la grandeur du maître. Lorsque la douceur psychédélique aura enveloppé ce qu’il vous restera de lucidité. Que vous aurez frissonné de ces mélodies en écho soufflées par le vent. Que submergés, désintégrés, il n’y aura d’autre choix que de recoudre les lambeaux et reprendre la route. Alors, les mots, le jugement, la description prendra un peu de sens. Quoique ! Réécoutez-le encore une fois. A l’envers. Ailleurs. Autrement. Et peut-être après…
Dans quel état d’âme étiez lors de l’enregistrement ?
Chris Bear (batteur) : On a essayé d’entretenir une ambiance vraiment très relax, la plus spontanée possible. Pour cet album, on a uniquement œuvré, animé par une véritable volonté de s’y mettre et lorsqu’on était vraiment dans l’humeur. Alors que pour « Yellow House », on s’est mis une pression terrible. Je ne comprends pas pourquoi puisqu’il n’y avait pas d’échéance ; mais en tout cas, on s’était imposé une deadline. Maintenant, il est vrai que nous devions partir en tournée ; et on voulait terminer le disque avant cette date. On a donc voulu éviter de travailler dans la précipitation pour ce nouvel album.
Vous avez travaillé par paires, il me semble ?
C.B. : Oui, nous avons essayé toutes sortes de combinaisons. Ed et moi pour « Two Weeks ». Chris Taylor et moi avons jeté les bases de quelques morceaux. Daniel était absorbé par le projet Department of Eagles ; et comme j’avais déjà enregistré les parties de batterie, j’étais plus libre. Au final, dans le travail de création, j’ai pas mal bossé en compagnie d’Ed.
Et vous avez choisi trois endroits différents pour réaliser ces sessions ?
C.B. : La première partie de l’album a été entamée dans une sorte de grand manoir. On était tous très isolés les uns des autres et on pouvait crier bien fort sans s’entendre. C’était un bon début. Mais nous n’y avons réellement rien concrétisé. Puis, quand on est arrivés à Cape Cod, on a commencé à enregistrer les guitares et les parties vocales. C’est un petit cottage qui appartient à la grand-mère d’Ed. Un petit îlot de beauté. Une presqu’île sur la côte Est des Etats-Unis avec des rochers et la mer. Il fait un peu froid le soir ; et si je me souviens-bien, on entend le craquement du bois sur « Dory ». Et de vivre au milieu de cette nature nous a rendu le boulot plus confortable, nous a détendus. Un tel espace influence vraiment la création. Le grand manoir en bois était très différent. D’un point de vue acoustique aussi. Enfin, les deux premiers morceaux, dont le single « Two weeks », ont été entièrement mis en boîte dans une Eglise, en deux semaines. Puis nous sommes partis en tournée avec Radiohead, avant de revenir à Cape Cod. Au fil de la tournée, on a réalisé qu’on maîtrisait de mieux en mieux les morceaux. En rentrant, on a adopté la même approche ; mais le tempo s’était équilibré. En fait, les compos étaient devenues un peu plus rapides. Un changement d’apparence mineur, mais une belle différence quand même.
Existe-t-il une volonté collective dans l’écriture des lyrics ? Où est-ce à chaque fois une narration purement personnelle ?
C.B. : Nous débattons peu des textes. Par de façon spécifique en tout cas. Je suis incapable de t’expliquer le sens profond de chaque chanson. Le dialogue est ouvert. On n’évite pas le sujet, mais chacun d’entre nous en fait une interprétation personnelle. Et on se laisse cette liberté. En ce qui me concerne, je ne prête pas beaucoup d’attention aux lyrics. Une vraie bonne parole, j’aime bien, mais sinon…
Quoi en particulier ?
C.B. : Par exemple, j’aime beaucoup les textes de Beach House. J’ai vraiment été séduit par leur dernier cd. Leurs nouvelles chansons sont très très passionnantes ; et puis j’aime aussi beaucoup les derniers trucs de Dirty Projectors. Leur lyrics m’ont frappé ; sans doute parce qu’ils me touchaient personnellement. Pour le reste, j’estime que les paroles ne constituent pas la dimension principale de notre musique.
Le nouvel elpee épouse un profil plus psychédélique. Plus proche de Department of Eagles. Surtout « Dory » et « Hold still ». D’accord ?
C.B. : Totalement… Et en particulier « Hold still » et « Dory ». Le toucher de guitare de Daniel est beaucoup plus présent. Mais ce n’est pas un hasard puisque les deux morceaux ont été enregistrés au cours de la même quinzaine. Effectivement, Ed et Daniel partagent le chant sur « Dory ». Daniel au début ; et Ed reprend la section suivante. Pour cette compo, Daniel a d’abord dessiné les lignes de guitare. Ed disposait de ‘chœurs’ qu’il avait préenregistrés. Ils ont apporté leurs contributions. Et c’est de cette concertation mutuelle que le morceau est né. C’est vrai que la tonalité fait très ‘Daniel’...
Mais comment faites-vous pour bien distinguer les projets Grizzly Bear et Department of Eagles ?
C.B. : Grizzly Bear est en évolution constante. Le style a beaucoup changé depuis les débuts. Le groupe offre une dimension plus flexible, alors qu’« In ear Park » réunit au départ des morceaux d’Ed, de Daniel et de Chris. Bon, tout est relié à Grizzly Bear ; mais par exemple, l’ancien répertoire de Department of Eagles est totalement différent ! Les morceaux de Daniel font davantage partie d’un concept ; et il aurait été inopportun de les mélanger avec ceux de Grizzly Bear. Et puis je crois que Grizzly Bear avait aussi envie de prendre une pause ; et même si on a fini par jouer à nouveau beaucoup ensemble pour Department of Eagles, c’était différent. Je ne devais pas être présent tous les jours. Il était possible de prendre du recul, car il y avait une vision très claire de l’objectif à atteindre. En fait, Daniel est arrivé avec déjà presque toutes les chansons ! Alors que le nouveau Grizzly Bear voulait être le fruit d’une collaboration optimale entre tous les musiciens ; au sein d’un univers où on créerait les morceaux petit à petit, dans une évolution qu’on allait tous vivre. Mais il est sûr que je ne pense pas nécessairement d’une façon complètement différente quand je joue pour Department of Eagles ou Grizzly Bear…
Il paraît que votre album a ‘leaké’ très vite ? Connais-tu l’origine de ces ‘fuites’ ?
C.B. : Après avoir terminé les sessions d’enregistrement, on a envoyé les maquettes au mastering. Le produit fini était prêt pour être envoyé et reproduit dans les dix jours ; et c’est à ce moment-là que j’ai reçu un message d’Ed m’informant que notre disque avait ‘leaké’. Je me suis dit que le phénomène avait quand même été rapide. Parce qu’en général quand ça ‘leake’, c’est suite à l’envoi d’un ‘advanced cd’ à un magazine musical. Quelqu’un tombe dessus par hasard et décide de le poster sur internet. Je ne sais pas quel est son but mais bon… Ca arrive. Or, aucune promo n’avait encore été transmise à qui que ce soit. Donc j’ignore d’où vient la fuite…
Du mastering ?
C.B. : Non impossible… j’ai mes suspicions à ce niveau. Mais bon, de toute façon, ça n’a pas d’importance. Il n’y a plus rien à faire. C’est trop tard. N’empêche, on pourrait comparer cette situation au monde du cinéma. Quelqu’un prend un temps fou pour réaliser un film, y consacre des années de tournage, le peaufine pour qu’il soit superbe sur grand écran ; puis, il constate qu’il est posté sur Youtube sur un écran de 10cm x 10cm. Et en ce qui nous concerne, on concentre tous nos efforts pour bien le mixer, le mettre joliment sur des ‘analog tapes’ ; et puis tu découvres qu’il est disponible sur internet via des téléchargements numériques au son pouilleux [crappy download].
Mais franchement, votre public n’est pas vraiment celui qui écoute votre musique par ‘crappy download’ ?
C.B. : C’est aussi ce que je pense donc ; ceux qui veulent l’apprécier à sa juste valeur, l’achèteront ou le téléchargeront sous une forme de bonne qualité. Et ceux qui veulent juste downloader n’importe comment ne changeront pas de méthode. Que ce soit maintenant ou plus tard, c’est la même chose. Maintenant, si certains avaient très envie de l’entendre et ne pouvaient plus attendre, je peux encore le comprendre. M’enfin, on s’est dit c’est arrivé ! Que peux-tu faire ?
Que vous ont apporté les périples accomplis en compagnie de Radiohead, Beach House et Feist ?
C.B. : Se produire en première partie de Radiohead était évidemment impressionnant. Il n’y a pas un jour où on n’a pas regardé leur set! Et ils changeaient le show chaque nuit ! Johnny est vraiment super cool, c’est clairement une idole ! Maintenant, je crois qu’on a appris des deux ; autant d’ouvrir pour des groupes, que de faire la première partie. C’est pas qu’on a changé nos chansons mais je crois qu’on a dû adapter notre répertoire. Par exemple, pour Radiohead on n’aurait clairement pas interprété les morceaux calmes. Genre « Hold still », devant 20 000 personnes qui commandent des bières. Je crois que pour un groupe de notre taille, ça aurait été triste. Mais lors des shows de Feist, on a dû privilégier les compos calmes ; car l’ambiance était plus théâtrale, la foule plus paisible. Ce n’était pas un concert de ‘rock’. Le groupe réagit autrement et donc nous sommes amenés à jouer dans un autre registre. Et pour TV & The Radio, forcément on a joué beaucoup plus fort ! On cherche toujours à amener une énergie similaire. Donc ce travail est très intéressant : apprendre à reconnaître celui avec qui tu joues et, en fonction, trouver le registre approprié.
C’est plus gratifiant de jouer en puissance pour un batteur, non ?
C.B. : Plus fatiguant en tout cas ! Franchement, quand j’ai réécouté les enregistrements de ces concerts, je me suis vraiment demandé comment j’avais pu frapper ainsi. Je ne me rappelais pas qu’il était possible de jouer si vite et si fort !
Où allez-vous ensuite ?
C.B. : Demain on retourne à New-York. A la maison… J’espère qu’il fera aussi beau qu’ici !