Vétéran de la scène garage, Rudi Protrudi a fondé son premier groupe, King Arthur's Quart, en 1966. Entre 1976 et 1983, il a sévi chez le très obscur Tina Peel, avant de fonder les Fuzztones. Une formation devenue aujourd'hui légendaire. Bien sûr l'aventure a vécu quelques pauses ; mais elle a eu le mérite de refaire régulièrement surface. Albums et tournées à la clef. A l'issue du set accordé à l'Aéronef de Lille, ce 2 avril, Rudi nous a accordé cette très longue interview. Faut dire que vu son parcours, il a de quoi raconter…
Les Strokes, le Hives, Mando Diao, les Von Bondies ou encore les Detroit Cobras, n'ont rien inventé. Les Fuzztones non plus, d'ailleurs. Mais Rudi ne s'en cache pas, et ne s'en est d'ailleurs jamais caché. Cherchant à perpétuer ce qu'il considère comme le véritable héritage du rock'n roll : Les Animals, Them, les Doors et les Stones d'avant 1969 en tête. A un tel point que parfois, on imagine que les compilations 'Nuggets' et 'Peebles' sont devenues sa Bible ou son Coran. Rudi s'en défend : " J'apprécie ces anthologies. Elles sont importantes. Et donnent l'opportunité au public novice de découvrir ces groupes. Mais aussi à ceux qui n'ont pas les moyens de se procurer les singles de cette époque qui se négocient à des prix exorbitants, de compléter leur compactothèque. Bien sûr, les Fuzztones sont influencés par ce type de musique ; mais également par le rock'n roll des 50's. Même par les New York Dolls. Notre répertoire d'influence est très ample. Nous ne nous contentons pas d'explorer un créneau musical unique. Nous ratissons large. J'ai fondé mon premier groupe dans les 60's. J'ai découvert les 'Pebbles' au Top 40 au cours de mon adolescence. Dès 1966 ! Et en particulier les Seeds, The Blues Magoos et Music Machine. Difficile de croire que ces formations atteignaient le top 10 à cette époque. On n'appelait pas cette musique garage, mais le top 40. Je suis très heureux que cette musique refasse surface. Qu'on la rende accessible. Et de toutes façons, on l'aurait fait nous-mêmes. Nous n'avons pas attendu… "
Rudi a joué en compagnie d'une multitude de musiciens. Et en particulier de ses idoles. Mais il rêve encore de se produire en compagnie de Bo Diddley et surtout de Jerry Lee Lewis. Il a aussi côtoyé une multitude d'artistes dont le Chocolate Watch Band, Vinnie Martell (le guitariste de Vanilla Fudge), Sean Bonniwell, Sylvain Sylvain des New York Dolls, Craig Moore et surtout feu le célèbre Screamin' Jay Hawkins. Rudi lui rend d'ailleurs hommage sur son dernier elpee, 'Salt for Zombies', en utilisant des enregistrements de sa voix entre plusieurs plages. Un peu comme s'il se manifestait outre-tombe. Rudi se confie : " C'était un ami. On s'entraidait beaucoup. Et bien qu'il soit disparu, il parvient encore à se manifester dans ma vie, de temps à autre. La nuit au cours de laquelle il est décédé, il m'avait appelé. Il vivait à Paris. Il n'était plus très jeune et perdait un peu la mémoire. J'avais beau lui répéter que je ne disposais pas de fax, c'était toujours ce numéro qu'il composait d'abord. Il m'appelait le plus souvent au beau milieu de la nuit, quand je dormais (NDR : ce qui peut se comprendre vu le décalage horaire !) Et lorsque je décrochais l'appareil, j'entendais le signal d'émission d'un fax. La nuit qui a précédé sa mort, il a de nouveau essayé de me contacter. Sans succès. Vous devinez facilement pourquoi. Le lendemain, j'ai appris la triste nouvelle. J'étais la dernière personne à qui il voulait parler. Et je ne saurai jamais ce qu'il avait voulu me dire. Note dernière conversation par téléphone s'était déroulée une semaine avant qu'il ne nous quitte. Et la dernière chose qu'il m'a dite est 'Rudi je ne vais pas mourir !' Et c'est dans cet esprit que j'ai enregistré ce nouvel opus. Pour honorer sa mémoire. Afin qu'il reste une trace. Personnellement, j'ai l'impression qu'il est toujours bien présent auprès de moi. Chaque soir, son esprit monte sur scène pour nous inspirer… Il adorait faire de farces. Peu de temps après sa disparition, il m'est arrivé une drôle d'aventure. Je traversais un pont au beau milieu de la nuit. Et il a éteint les phares de ma voiture. La nuit suivante, sur le même pont, il a recommencé la plaisanterie. J'aurais pu me tuer, mais je pense qu'il veillait. En fait c'est son sens de l'humour. Et les phares se sont rallumés après avoir franchi le pont… "
Pour concocter 'Salt for Zombies', Rudi a invité James Lowe des Electric Prunes et Sky Saxon des Seeds. Une manière de rendre hommage à ses héros. Protrudi confirme : " En fait, c'est assez facile pour moi. Je me lie facilement d'amitié avec mes héros. D'abord je les invite à bosser avec nous. Puis je les encourage à remonter sur scène. Et la plupart d'entre eux me remercient par après. James Lowe est probablement un des personnages issu des sixties avec lequel je m'entends le mieux. Un gars très intelligent, très terre à terre ; mais surtout très sympa. Sa célébrité ne lui a pas monté à la tête. Et puis, il m'a autorisé à reprendre certaines chansons des Electric Prunes, gratos. M'enfin, ces reprises étaient la moindre des choses que je pouvais faire pour lui… " Au cours de sa dernière tournée en Grèce, Mark Lindsay, le chanteur de Paul Revere & The Raiders, a rejoint les Fuzztones sur les planches. Pour deux shows. Rudi précise : " The Raiders étaient le premier groupe que j'ai vu en 'live'. En 1966 ! C'était une des meilleures formations sur scène. Mais la roue tourne. Et 38 ans plus tard, j'ai eu l'occasion de les remercier à ma manière… " Arthur Lee de Love appartient également au cercle des amis de Rudi. " Il y a quelques semaines, nous avons participé au festival 'The Deat' à Londres. Un festival qui s'étalait sur 3 jours. A l'affiche, les Yardbirds se produisaient le premier jour. Le lendemain, le Chocolate Watch Band. Et le surlendemain, Love. Nous avons rejoint Arthur backstage, à l'issue du set. On se débrouille toujours pour être sur la guest list. Notamment lorsque nous avons assisté au set 'live' des Pretty Things. C'était incroyable. Une conjugaison de musiciens talentueux au sein d'un des groupes majeurs de l'histoire du rock'n roll. En outre, ils ont encore capables d'écrire de bonnes chansons. Comme sur leur dernier album 'Rage before beauty'. Des gars très sympas, en plus. Nous nous sommes également liés d'amitié… Lors de l'enregistrement de notre dernier opus, Sky Saxon et James Lowe nous avaient rejoints. Pour le prochain, nous inviterons deux autres musiciens issus des années 60. J'ignore de qui il s'agira, mais j'ai déjà ma petite idée. Je connais beaucoup de monde issu de cette époque. Beaucoup d'entre eux jouent encore, même si certains ont abandonné depuis des lustres. Mais ils demeurent d'excellents musiciens. Et je compte en inviter régulièrement, lors de l'enregistrement de mes prochains disques… Mais mon rêve serait de jouer en compagnie de Bo Diddley et surtout de Jerry Lee Lewis… " Et Rudi a oublié de mentionner Syd Barrett auquel il voue une grande admiration, un profond respect. Evidemment, vu l'état de santé de l'ex Pink Floyd, ce serait une utopie. Et d'ajouter " Personne ne pourra jamais atteindre le génie de Syd. Il est la classe à lui seul… "
Rudi n'est apparemment guère branché sur la musique contemporaine. Même psychédélique. Les Warlocks, Spiritualized ou Madrugada : il n'en a jamais entendu parler. Il se justifie : " Je n'écoute pas la musique actuelle. Pas que je refuse de l'écouter, mais je ne tiens pas à dépenser mon fric pour des groupes dont je n'ai jamais entendu la moindre note. Les radios ne diffusent que ce que les compagnies majors souhaitent qu'elles diffusent. Elles imposent leur playlist. Je suis conscient de passer à côté de plein de choses que je ne peux écouter. Et par conséquent, pas acheter. Tu sais, les States constituent un big business. Et ce big business contrôle le monde de la musique. Ce qui explique pourquoi on ne nous balance que des conneries. Je suis complètement hors de ce circuit. Je ne comprends pas et je n'ai pas envie de le comprendre. Mais il est vrai qu'il faudrait que j'essaie d'écouter de la musique moderne. Si j'ai le temps… et l'opportunité… "
En 1983, les Fuzztones accomplissaient une tournée mémorable en première partie des Damned, sur le sol britannique. Rudi s'en souvient très bien : " Mémorable ? Tu parles ! Oui, oui, je m'en souviens très bien. Inimaginable ! Difficile de décrire les conditions dans lesquelles le périple s'est déroulé. Nous nous étions déplacés à 7 ou 8 personnes, le staff compris. Et tout ce petit monde était véhiculé dans un camion/caravane très inconfortable. Il n'y avait même pas de fenêtre et nous ne savions même pas où nous allions. Les Damned nous laissaient la moitié de l'éclairage et la moitié de la scène. Ils nous accordaient sept minutes de soundcheck. Et toutes les nuits, lorsqu'on se produisait, les fans nous crachaient dessus, nous jetaient des cigarettes allumées et des bouteilles. A cette époque, les fans purs et durs suivaient le groupe de concert en concert. Damned venait de sortir 'Phantasmagoria' et l'interprétait 'live'. Un album qui trahissait l'envie du groupe de prendre une nouvelle direction. Et je dois avouer qu'ils avaient fait le bon choix. Mais son public voulait du punk. Et il n'aimait pas cet album. C'est alors qu'il a réalisé que nous étions plus punk que les Damned ! Il a alors commencé à nous suivre. Nous avions, en quelque sorte, volé le public de Damned. Mais je pense que nous avions largement payé nos dettes. Après avoir vécu une telle aventure pendant trois mois, au cours desquels nous voyagions 8 à 12 heures par jour ou par nuit dans des conditions épouvantables, nous méritions vraiment cette reconnaissance. Mais avec le recul, il faut admettre que cette expérience a été salutaire… "
'Salt for Zombies', le dernier album des Fuzztones est partagé entre covers et compos personnelles. Enfin pas tout à fait, puisque ces dernières ont été écrites par son épouse. Qui décrit les expériences personnelles de Rudi. Une sorte d'autobiographie par personne interposée. " Je m'y dévoile. Je m'y livre. C'est la même chose pour les covers. Nous n'effectuons jamais de reprises qui ne veulent rien dire pour nous. Tout au moins les lyrics. Je choisis ces morceaux parce qu'ils me parlent et parce que j'estime l'adaptation possible. Si vous ne vous identifiez pas à la chanson, comment voulez-vous faire pour la communiquer à l'auditeur ? Aussi, je l'adapte en fonction de mon existence, de mes pensées et de mes expériences. A ce qu'on ressent et à la façon dont on regarde la vie… " Dans le passé ces textes lui ont valu des critiques acerbes. Un journaliste a même un jour pondu que les Fuzztones étaient à la misogynie ce que Tom et Jerry étaient à la violence écervelée. De quoi faire bondir Rudi : " Cette réflexion émane d'un critique ringard et ignare. Un type qui n'a jamais baisé. Et s'il l'a fait un jour, sa partenaire avait gardé sa petite culotte. Je ne suis pas un personnage de dessin animé. Ces journalistes sont incapables d'imaginer que quelqu'un puisse vivre différemment tellement ils sont formatés par le discours unique du politiquement correct. Je ne suis ni un misogyne efféminé ni un pédé ! Toute ma vie, j'ai dit aux femmes ce qu'elles devaient faire. Et elles l'ont fait. Les femmes aiment bien les mecs qui sont un peu machos. Ai-je raison ? (NDR : une fille dans le fond de la pièce répond par l'affirmative) C'est ce que je suis pour le meilleur et pour le pire. Car je suis le chef dans mes relations… " Pour en revenir à l'autobiographie, Rudi est occupé d'écrire la sienne dans un livre. Et il a déjà choisi le titre de son bouquin : 'Pissing in the wind' (trad : en pissant dans le vent). Mais est-il sûr de pisser dans la bonne direction ? " C'est ce que j'ai fait toute ma vie : pisser dans la bonne direction ! C'est sans doute la raison pour laquelle j'ai eu du succès… et des échecs. Mais au moins je les ai vécus avec panache… " A l'origine, les Fuzztones véhiculaient une imagerie de la jeunesse typiquement américaine : les motos, les filles, le sexe, l'infidélité, l'alcool et la délinquance qui en découlait. Vingt ans plus tard, le message est-il identique ? Surtout lorsqu'on sait que le puritanisme a fait son chemin aux States. Rudi réagit : " Ben oui. Merde alors ! Nous n'avons plus rien à voir avec ce qui se passe aux Etats-Unis aujourd'hui. En fait, lorsque nous étions jeunes, nous symbolisions ce qui alimentait nos fantasmes. Des fantasmes, oui des fantasmes… Que nous n'avons concrétisés qu'à l'âge de 25 ans… "
A l'instar de la plupart des formations 'psyché/garage', la culture du Moyen-Orient a eu une influence majeure sur la musique des Fuzztones. Même indirectement. Rudi acquiesce : " Le psychédélisme des 60's était directement inspiré du Moyen-Orient. Cette musique est vraiment capable de vous transporter ailleurs. Et je m'adresse ici aux journalistes qui me traitent de pédé : j'aimerais savoir combien d'entre eux ont déjà consommé du LSD ? Je suis certain qu'ils n'ont pas la moindre idée des effets qu'il produit. J'ai pris cette substance depuis 1968, et je sais combien elle affecte la musique. Lorsqu'on ne sait pas de quoi on parle, on la ferme. Comment peut-on critiquer ce qu'on ne connaît pas ? Si vous affichez une appréciation saine pour les drogues psychédéliques, alors la musique orientale est un excellent moyen de transport. Elles agissent sur le système de perception auditive…. "
La plupart des médias considèrent 'Lysergic emanations' comme l'album de référence pour les Fuzztones. Evidemment, notre interlocuteur ne partage pas cet avis. " Personnellement je pense qu'il s'agit de 'Songs we taught the Fuzztones'. Pourquoi ? Parce qu'à l'époque, il n'existait que 2 ou 3 groupes de garage revival qui avaient sorti des disques avant nous. En fait leurs projets se sont concrétisés avant le nôtre, parce que des labels leur avaient montré de l'intérêt. L'elpee a été enregistré en 1984 ; mais nous nous consacrions à ce type de musique depuis 1980. Or, à cette époque, personne ne s'intéressait à nous. Je pense que c'est un album remarquable. Pourtant, ce n'est pas celui que le public a surtout retenu de nous. Question de goût. Ou d'opinion ! Et une opinion, c'est comme un trou du cul ; tout le monde en a un… "
Sin Records est le propre label des Fuzztones. Mais apparemment, Rudi ne souhaite pas signer d'autres groupes. " Non. Quoique. Je m'explique. En fait, l'affaire tourne autour d'une même personne. Et je n'ai pas d'argent. J'ai produit une formation que j'ai toujours adorée, parce que j'étais sûr de récolter les royalties. Et puis je vais sortir en même temps un double CD et un double vinyle. Une histoire qui va me coûter la peau des fesses. Mais ce sera un album d'hommage. A ce jour, j'ai reçu beaucoup de réponses. Il sortira fin de cette année. Des artistes et des groupes issus des quatre coins de la planète viendront interpréter notre répertoire à leur manière. Et il y aura quelques grosses pointures : Ian Ashbury, Plasticland, Mash Mallow, Jane County, Nikki Sudden et des tas de gens dont vous n'avez jamais entendu parler et que vous apprécierez parce qu'ils ont vraiment bourrés de talent. Et dans la foulée, nous sortirons un disque qui a déjà choqué du monde à Los Angeles. D'autres ont souri. C'est tout ce que je puis dévoiler. Top secret ! J'ai encore une multitude d'autres projets. Je n'arrête jamais… "
Rudi a également fait du cinéma. Il a notamment joué dans un film de vampire intitulé 'Night turn'. Pas étonnant qu'il partage la même passion que les Cramps pour les films de série B. Rudi confirme : " C'est parce que nous avons grandi à la même époque et que nous partageons les mêmes influences : le rock'n roll, les films de série B, les voitures et les guitares des années 60, la culture trash. Nous n'avons jamais laissé les rêves mourir. Et c'est la façon dont nous vivons également. On a un jour assumé le supporting act des Cramps. Mais ils n'ont plus voulu nous inviter, parce que nous étions meilleurs qu'eux (rires). En réalité nous nous apprécions beaucoup. Poison a participé à l'enregistrement d'un de mes disques et elle a remplacé notre bassiste, au pied levé, lors d'une tournée… "
Hormis pour son dernier opus 'Salt for Zombies', Rudi est l'auteur du graphisme des pochettes des Fuzztones. Mais n'a-t-il jamais rêvé un jour de devenir dessinateur de BD ? Rudi s'épanche : " Lorsque vous jouez de la musique, vous avez une réponse immédiate. Quand vous vous investissez dans l'art, il faut attendre des mois avant de voir un retour. Et j'ai besoin de ce feedback immédiat pour savoir si ce que je fais est valable. J'ai cependant confiance en moi. J'estime que ce que je fais est bien ; mais si je n'ai pas la réaction du public, j'éprouve d'énormes difficultés à le supporter. Un artiste qui expose doit tabler sur la fréquentation du public. L'attente est donc plus longue pour y parvenir. Je ne pense pas qu'il existe beaucoup d'artistes susceptibles d'exprimer ce qu'ils ressentent aussi instantanément qu'à travers la musique. Il y a des exceptions, mais elles ne courent pas les rues… J'adore le travail de Bolek Budzyn. Il y a quelques années que je suis attentif à son œuvre. Et je la comprends très bien. Avant cet elpee, j'avais confectionné toutes les couvertures. C'est lui qui a dessiné la dernière. Il peut t'aider. Je peux l'aider. J'estime qu'il est utile de s'aider, de s'entraider. Notre audience n'a pas spécialement besoin de cette collaboration, mais elle constitue un plus. En outre, elle exprime une forme de reconnaissance vis-à-vis de son travail…"
Merci à Vincent Devos et à Emilie (Aéronef)