Six longues années après la sortie de " Shleep ", Robert Wyatt nous revient avec un nouvel album, ' Cuckoland ', un disque enregistré à Londres, dans les studios de Phil Manzanera, pour lequel il a reçu le concours d'une belle brochette de collaborateurs : et en particulier le guitariste du Pink Floyd, David Gilmour, Paul Weller, Phil (NDR : bien sûr) ainsi que Brian Eno, deux musiciens qui ont sévi au sein du mythique Roxy Music. N'ayant pas encore reçu le nouvel opus au moment de réaliser cette interview, il me semblait donc judicieux de la tramer sur un fil semi-biographique. D'autant plus que cet entretien s'est penché à la fois sur le passé, le présent et l'avenir de l'artiste…
Fils de l'écrivain Honor Wyatt, Robert est né à Bristol, en 1945. Eveillé très jeune à l'art, et en particulier à la musique (à la maison, son père interprétait notamment des œuvres de Bartök ou encore de Hindesmith), Robert tombe paradoxalement sous le charme du jazz… Aussi bien celui de Thelonious Monk, Ornette Coleman que de John Coltrane. Le jazz, c'est d'ailleurs toujours son credo. Davantage que l'avant-gardisme. Pas pour rien que pour enregistrer son dernier elpee, il a également reçu le concours de la tromboniste Annie Whitehead, du saxophoniste Gilad Atzmon, et puis de Karen Mantler, la fille de Michael et de Carla Bley. Si, si, souvenez-vous de ' The Hapless child ', œuvre du couple, devenu depuis des amis, pour laquelle Robert avait également participé. Il travaille d'ailleurs encore régulièrement avec Michael. " Il vit maintenant au Danemark, et a écrit un opéra subventionné par le ministère de la culture de ce pays. J'y chante une chanson, 'Understanding' et tourné la vidéo de cette composition ". Mais le plus troublant procède de la présence de la fille, trente années après celle de la mère. " Karen possède le même type de voix que celle de Carla. En outre, elle joue de l'harmonica et a repris deux de ses titres, qui figuraient sur son album ' Farewell '. Mais c'est vrai que la situation est assez surprenante. On pourra l'écouter live le 8 novembre prochain à Charles-Mézières, dans le cadre de variations opérées sur certaines de mes compositions. Un projet dirigé par Patrice Boyer, qui va impliquer d'autres musiciens comme John Greaves, que je connais depuis fort longtemps, Sylvain Kassap, etc. Ils se sont déjà rencontrés, mais n'ont jamais joué ensemble. " Ce fameux ' The Hapless child ', Kevin Coyne y avait également contribué. Robert et Kevin s'apprécient beaucoup. Ils partagent d'ailleurs des goûts communs pour la peinture et la poésie. Ils ne se voient plus très souvent. Même très rarement. Surtout depuis que Kevin vit en Allemagne La dernière fois, c'était à Londres, il y a quelques années. Mais leur dernière collaboration remonte à 1980, pour l'album de Coyne, intitulé 'Sanity stomp'.
Les peintres et les poètes ont toujours davantage influencé Robert que les musiciens. Ses héros répondent au nom de Picasso et de Miro. Son épouse, Alfreda Benge est d'ailleurs peintre. C'est elle qui réalise les illustrations de ses pochettes. " Mon nouvel album est surtout instrumental. Il comporte des tas de textures et de tangentes, comme dans leur peinture. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire pour un peintre d'inventer les choses qu'il peint. Si tu peins quelque chose, c'est ta vision de cette chose que tu peins. " On entre ici dans le domaine de l'impressionnisme que Robert a toujours voulu traduire dans sa musique… D'ailleurs, lorsqu'il est entré à l'université, c'était pour y suivre des études de peinture. A Canterbury. Il y fait la connaissance des frères Hooper, de Mike Ratledge et de David Sinclair. Tout ce petit monde, rejoint début des années soixante par Daevid Allen et Kevin Ayers, décide de fonder un groupe : les Wilde Flowers. Des rencontres déterminantes qui déboucheront sur la naissance de ce qu'on va appeler la 'Canterbury school' : Soft Machine, Caravan, Hatfield & The North, etc. La Canterbury school ? Pas moyen de savoir si Robert a encore des contacts avec Daevid Allen ou Kevin Ayers. Ce type de question débouche sur un silence lourd d'interrogations. Les interviews de ses anciens acolytes avaient entraîné la même réaction. Quant à l'influence que cette scène a pu avoir aujourd'hui sur des groupes comme Sea & Cake ou Tortoise, il en est flatté. Mais il n'a jamais entendu parler de ces groupes…
Robert joue alors de la batterie et participe au chant. Mais il apprend aussi à jouer du piano du violon et de la trompette. Après avoir enregistré quatre albums, Robert quitte le Soft Machine, qui à ses yeux a pris une trop forte coloration froide et technique. Après avoir commis un premier elpee solo ('The end of an ear') en 1970, travaillé sur ceux de Syd Barrett, Daevid Allen ou encore Kevin Ayers, mis un nouveau groupe sur rails en 1972, Matching Mole, responsable de deux opus, il tombe accidentellement du troisième étage d'un immeuble. Il devient alors paraplégique. Au cours de sa convalescence, il conçoit son deuxième album solo, 'Rock bottom'. Une œuvre qui paraît en 1974. Littéraire et incisive, elle sera consacrée en France par l'Académie Charles Cros. Un disque produit par le drummer du Floyd, Nick Mason, mais dont la sortie a été permise par l'organisation d'un benefit concert. Cet accident va surtout donner une nouvelle orientation à la carrière de Wyatt. A partir de ce moment sa voix va devenir son principal instrument. Un falsetto clair, fragile, bouleversant, qu'il souligne le plus souvent d'un clavier fluide. " A l'origine j'étais un drummer qui chantait un peu ; puis, par la force des choses, je suis devenu un chanteur qui joue un peu de drums ". Et puis sa carrière, qui jusqu'alors s'articulait autour du groupe, va devenir individuelle. Un artiste solo qui va le plus souvent apporter sa contribution aux autres. Et les autres vont bien lui rendre. En plus de trente années, Robert Wyatt a participé à l'enregistrement de tellement de disques, qu'il serait fastidieux de tous les énumérer. Et, encore, en tentant de réaliser cette discographie, on finirait par oublier l'un ou l'autre détail. " Presque toutes les collaborations que j'ai reçues m'ont été proposées. Je ne demande pas non plus à mon entourage. Je suis trop timide pour solliciter les autres. Et même si je trouve génial d'avoir pu participer à autant d'expérience, j'en ai toujours été très surpris. J'essaie simplement de faire ce qu'on me demande. Parce que, par nature, je suis un solitaire. Un peu comme les peintres et les poètes. Ce n'est ni délibéré, ni un plan de carrière… "
En 1974, Robert se retrouve dans les charts britanniques avec l'interprétation retravaillée d'une composition de Neil Diamond, ' Im a believer''. Ce sera le début du conflit avec Virgin. " En fait, je n'imaginais pas ce que le label allait faire une utilisation commerciale de cette chanson. J'aimais beaucoup Virgin lorsqu'il était à l'échelle humaine. Mais manifestement, c'était devenu leur nouvelle ligne de conduite. Je n'ai jamais été dans le monde commercial. Je n'ai jamais considéré le business comme une fin en soi. J'ai toujours éprouvé des difficultés à communiquer avec l'industrie musicale. Ma conception de la culture est totalement étrangère à ce concept. Il est éprouvant de constamment devoir face aux pressions de managers qui veulent un hit ou quelque chose comme cela. Du moment que j'ai assez pour vivre décemment et accueillir mes amis, ça me suffit ".
En 1975, Robert participe également à un projet consacré à la musique contemporaine : ' Voices & instruments ' de Ian Steele et John Cage. Puis enregistre un post-scriptum à ' Rock Bottom ', ' Ruth is stranger than Richard '. C'est aussi à cette époque qu'il commence à se passionner par la politique et qu'il s'inscrit au parti communiste. Il considère ce mouvement comme la seule réelle alternative au changement. Dans le même temps, Wyatt passe par un état de doute généralisé. Il a l'impression que ses chansons, quels que soient les sujets qu'il aborde, ne changeront jamais la vie des personnes, et qu'elles servent uniquement à flatter son ego, voire à lui faire passer le temps. Il ne faut pas non plus oublier qu'au cours de la seconde moitié des seventies, le mouvement punk est en pleine explosion. Et la prog en plein marasme. Enfin, son état de santé semble de moins en moins compatible avec le côté harassant de la vie en tournée. Tout ceci explique le quasi silence de quatre années qui vont suivre. Et c'est paradoxalement la new wave qui va lui rendre des couleurs. La new wave intellectuelle et engagée, bien sûr. Celle des Raincoats (NDR : il participe à un titre de l'elpee ' Odyscape '. Sans oublier d'Elvis Costello qui lui écrit les lyrics de ' Shipbuilding ' (NDR : un pamphlet contre la guerre des Malouines). Wyatt commence alors à changer de fusil d'épaule, en manifestant davantage de sympathie pour la chanson pop. " Depuis que j'ai découvert la beauté de cette musique à la fois simple et populaire, j'ai une admiration pour les bons musiciens pop ". On le retrouve ainsi chez Working Week ou Scritti Politti, mais c'est aux côtés de Ben Watt, le futur leader d'Everything But The Girl, qu'il va se monter le plus actif. Dans le même registre, il reprend même en 1984, le célèbre ' Biko ' de Peter Gabriel, hymne à la gloire d'un martyr de la lutte contre l'apartheid en Afrique du Sud.
Une constatation s'impose cependant, au cours de cette période, Robert n'en rate pas une pour crier tout haut ce que tout le monde pense tout bas, tout en affichant ses convictions politiques. Le plus bel exemple viendra de ce coffret de quatre singles, réunissant notamment des adaptations d' ' Auroco ', chant chilien dénonçant l'extermination des Indiens par les latino-américains, de ' Cainamera ', l'hymne national cubain, ' Strange fruit ', qui pleure les lynchages racistes perpétrés dans le sud de l'Amérique, ' Stalin wasn't Stallin ', chant de propagande pro stalinien, et une version très émouvante du ' At last I'm free ' de Chic. Des titres qui vont se retrouver sur l'album rouge, ' Nothing can stop us '. Le tout ponctué de la bande originale du film ' The Animals ', une œuvre cinématographique qui dénonce la cruauté envers les animaux, notamment dans le domaine de la recherche médicale. Paradoxe, Robert déclare ne pas être un 'protest singer', même si d'une certaine manière, il proteste. " Quand vous écrivez des chansons, ce qui se trouve dans les journaux au moment même me vient directement à l'esprit. C'est instinctif. Je ne suis pas rebelle, mais si les politiciens faisaient correctement leur job, les artistes ne devraient pas défendre le droit des peuples à la dignité. Je ne crois pas que les artistes puissent changer quoique ce soit au monde, mais quand on est conscient de certaines choses, on écrit des textes et le sujet vient naturellement ". Oui mais comment comprendre que des covers puissent refléter un sentiment personnel ? " Tout ce que je fais est personnel. Même mes reprises. Je pense que tout dépend de l'interprétation qu'on leur donne. Je pense qu'on peut tomber amoureux de certaines idées ou de certaines personnes. C'est une expérience très subjective. Et je reste fidèle à cette expérience ". Cette phase aboutit à l'enregistrement de ' Old Rottenhat ', un album minimaliste et douloureux, partagé entre chroniques acerbes et politiques, et plages limpides et aériennes. Un nouveau chef d'œuvre qui va pourtant passer inaperçu. Et six ans plus tard, c'est à dire en 1991, il remet le couvert avec ' Dondestan ', un disque sans doute plus abstrait et oppressant, mais toujours aussi bouleversant. Au cours de cette nouvelle pause, on n'avait cependant retrouvé sa trace que lors d'une rencontre avec Ryûichi Sakamoto et Brian Wilson des Beach Boys. Et en 1992, il atteint le paroxysme de sa période minimaliste sur l'EP 4 titres ' A short break ', dont il a réalisé l'enregistrement à la maison. Faut dire que Robert n'a jamais roulé sur l'or. " J'ai longtemps vécu dans la pauvreté. La pauvreté financière, pas de l'esprit. Mais aujourd'hui, je suis un peu moins pauvre (rires) ".
Au milieu des nineties, Robert commence à être de plus en plus attiré par les expérimentations technologiques. On le retrouve ainsi sur l'album d'Ultramarine (' United Kingdoms ') et de Millenium (' A civilized world '), un disque enregistré en Belgique, sous la houlette du maître ès techno, Jo Bogart, alias Technotronic. Fin 95, il chante trois titres du très beau ' Songs ' de John Greaves, avant de concocter ' Schleep ', un long flirt entre le jazz et la musique contemporaine, auquel participe Philip Catherine, dans des conditions forts similaires à son nouvel opus. Détail, mais il de l'importance, les sessions d'enregistrement de ' Cuckooland ' ont été opérées en deux fois. " Je me suis basé sur le timing des elpees. Les Cds sont trop longs ". (NDR : à mon humble avis, il devait parler d'un double elpee, puisque ce nouveau CD dépasse allègrement les 75'). Au même moment, une compilation consacrée à Wyatt vient également de paraître : ' Solar burn for you '. " Si ces deux disques sortent en même temps, c'est une pure coïncidence. Hormis une démo et deux nouvelles chansons enregistrées en compagnie de Hugh Hopper (NDR : un ancien Soft Machine !), le reste réunit des archives qui datent de plus de 30 ans : des sessions réalisées pour l'émission Top Gear de la BBC, la bande sonore d'un film expérimental, et un film tourné à la même époque…
Pour Wyatt, le rock ne représente pas un véritable véhicule de l'expression personnelle. Bien sûr, il porte un intérêt évident à la musique, mais craint le narcissisme contraint de l'industrie. Il se considère simplement comme un chanteur, affectionnant emballer convenablement une chanson en fonction d'une qualité dépendante de la sélection et du contrôle de ses ressources ; et s'il a parfois choisi de s'exprimer avec une attitude politique consistante, il refuse d'entrer dans une catégorie, préférant se mêler à la foule, tel un guetteur anonyme. Pourtant, aucun autre artiste que lui n'est capable d'aborder l'abstraction avec autant d'humilité et de charme. C'est sans doute ce qui le rend aussi intemporel.