Une odyssée progressive au bord de l’infini…
Steven Wilson n’est pas un musicien qui se repose sur ses lauriers. À 57 ans, le maître britannique de la musique progressive, cerveau de Porcupine Tree et architecte sonore hors normes, livre ici son huitième album solo, et peut-être son opus le plus audacieux à ce jour. Sorti ce 14 mars 2025 sur Fiction Records, cet album de quarante-deux minutes, partagé en deux longues pièces, n’est pas une simple addition à sa discographie prolifique : c’est une somme, un manifeste rétrofuturiste qui explose les frontières du genre qu’il a contribué à réinventer depuis trois décennies.
Une genèse introspective et cosmique
Écrit, produit et mixé dans son home-studio entre décembre 2023 et août 2024, "The Overview" s’inspire de ‘l’effet de vue d’ensemble’ (‘the overview effect’), ce vertige existentiel ressenti par les astronautes face à la Terre vue de l’espace.
Dans un ‘Questions-Réponses’ réservé aux fans, Wilson a commenté la genèse de “The Overview” : ‘L'année dernière, j'ai vu un très bon ami à moi, Alex Milas, qui dirige une organisation appelée Space Rocks, et je lui ai parlé de la possibilité de faire une sorte de collaboration. Son organisation a pour objectif de réunir le monde de la science et de l'astronomie par le biais de la musique. Je me suis dit que je pourrais peut-être créer une bande-son pour un de ses événements. Et il a commencé à me parler du ‘Overview Effect’. C'est le phénomène que vivent les astronautes lorsqu'ils vont, pour la première fois, dans l'espace et qu'ils regardent la Terre depuis l'espace. Ils ont cette prise de conscience où ils comprennent à quel point la Terre est insignifiante et donc, par extension, à quel point les êtres humains sont insignifiants par rapport au cosmos. Il m'a expliqué que certaines personnes ont une réaction positive à cela, mais que d'autres ont une réaction très négative. J'ai immédiatement imaginé, dans ma tête, la possibilité d’enregistrer un album conceptuel sur ce thème. J'ai en quelque sorte entendu tout le disque dans ma tête, en tant qu'ébauche. J'ai su, à ce moment-là, qu'il fallait que ce soit quelque chose de long. Que ce soit un seul morceau de musique ininterrompu. Je suis donc rentré chez moi et en six à huit semaines, j'ai esquissé les compositions et élaboré la plupart des morceaux de base que l'on entend sur l'album final. Donc, oui, ça s'est mis en place facilement. J'aimerais que ce soit toujours aussi simple.’
Wilson, habitué à explorer les tréfonds de l’âme humaine, traduit cette sensation en deux pistes : "Objects Outlive Us" (23:17) et "The Overview" (18:27). Ces titres ne sont pas de simples chansons, mais des suites fragmentées en mouvements (huit pour la première, six pour la seconde), qui oscillent entre méditation philosophique et voyage interstellaire.
Accompagné de musiciens exceptionnels, Craig Blundell à la batterie, Adam Holzman aux claviers, Randy McStine aux guitares, Wilson s’entoure aussi d’une plume prestigieuse : Andy Partridge de XTC, qui signe les paroles de “Objects : Meanwhile”. Ce clin d’œil adressé à l’un de ses héros personnels ajoute une couche d’élégance pop à une œuvre par ailleurs dense et ambitieuse.
Une anthologie sonore rétrofuturiste
Dès les premières notes de "Objects Outlive Us", on reconnaît la patte de Wilson : un classicisme progressif à la "Dark Side of the Moon", construit autour de guitares stratosphériques et de claviers évoquant les grandes heures de Porcupine Tree ("In Absentia", "Fear of a Blank Planet"). Le ‘riff’ de base aux claviers comporte 19 notes qui se déroulent sur une signature rythmique asynchrone rappelant le style hypnotique de Happy The Man (“Carousel”).
Wilson explique : ‘Sur la première face, presque tout le matériel musical est dérivé de la même mélodie de 19 notes, qui est accompagnée d'une ligne de basse. Et même si vous n'en êtes pas conscient lorsque vous écoutez le morceau, tout émane de cet unique thème. J'ai décidé de regarder ce motif thématique depuis différentes perspectives, différentes signatures rythmiques et différentes tonalités. C'est ce qu'“Objects Outlive Us” est devenu : un morceau de 23 minutes, essentiellement dérivé d'une seule idée musicale. Même si j'espère que cela ne donne pas cette impression lorsque vous l'écoutez.’
Mais là où certains pourraient se contenter de recycler les recettes de la musique ‘prog’, Wilson les développe. “No Monkey’s Paw” ouvre sur une texture ambient digne de Brian Eno, avant que “The Cicerones” n’introduise des dissonances électroniques rappelant Aphex Twin. Cette fusion entre ‘prog’ et expérimentation moderne n’est pas nouvelle chez lui ("The Future Bites" en témoignait déjà), mais elle atteint ici une cohérence rare.
La seconde pièce, "The Overview", est plus contemplative. “Perspective” démarre comme une lente ascension, articulée autour de synthés éthérés et d'une batterie feutrée, avant que “Borrowed Atoms” ne déploie une mélancolie familière aux fans de "The Raven That Refused to Sing". Le final, “Permanence”, s’achève sur une note suspendue : un fade-out qui semble miroiter dans l’infini, comme si Wilson nous laissait seuls face à l’immensité cosmique qu’il décrit.
Références et réinvention
Ce qui frappe dans "The Overview", c’est sa capacité à condenser les différentes périodes de sa carrière en une encyclopédie sonore. On y décèle des échos de Porcupine Tree dans les crescendos dramatiques (“Cosmic Sons of Toil”), des réminiscences de "The Harmony Codex" au sein des thèmes spatiaux, et même une touche indie-pop (Blackfield, XTC). Pourtant, l’œuvre ne sent jamais le réchauffé. Wilson ne se contente pas de regarder dans le rétroviseur : il projette ces influences dans un futur incertain, où la musique progressive devient un miroir de notre place dans l’univers.
La nécessité d'avancer, au risque de déplaire, est un thème central chez Wilson. Il déclare : ‘Un des principes qu’il faut connaître, c'est que je n'aime pas l'idée de toujours faire la même chose. Certains fans aimeraient que je continue dans la veine de Porcupine Tree ; mais, pour moi, il est important de toujours essayer d’explorer des domaines différents, d'avancer. Je ne sais donc pas vraiment ce que je vais proposer après "The Overview", mais pour l'instant, la priorité, c'est la tournée. J'espère que le show sera aussi époustouflant que l'album et le film qui l'accompagne.’
Revenons à l'album. Les textes, souvent abstraits, renforcent la dimension cosmique de la musique. Andy Partridge apporte une poésie grinçante à “Objects : Meanwhile” (“We’re just borrowed atoms / In a cosmic pawn shop”), tandis que Wilson explore la finitude humaine face à l’éternité (“Heat Death of the Universe”). C’est une réflexion qui rappelle les méditations de “Hand. Cannot. Erase.” sur la solitude, mais portée à une échelle galactique.
Une production au sommet
Côté son, "The Overview" est un régal. Le mixage révèle une précision chirurgicale. N'oublions pas que Wilson est aussi ingénieur du son et producteur. L’album brille par sa clarté et sa spatialité. Les claviers d’Holzman planent comme des nébuleuses, les guitares de McStine oscillent entre délicatesse et fureur contenue, et la batterie de Blundell ponctue chaque mouvement grâce à une dynamique parfaitement contrôlée. Le mix Dolby Atmos, disponible en édition Deluxe, permet une immersion totale.
Un chef-d’œuvre, mais pas pour tous
Alors, chef-d’œuvre ? Oui, si l'on accepte l’exigence de Wilson. "The Overview" n’est pas un album facile. Ses longues plages instrumentales et ses transitions abruptes demandent une écoute attentive. Ici, pas de single accrocheur à la “Lazarus”. Les néophytes pourraient s’y perdre, mais les fans de longue date, habitués aux labyrinthes sonores, y verront une apothéose. C’est une œuvre qui se dévoile au fil du temps.
Le 7 mai prochain, Wilson présentera "The Overview" au Cirque Royal, à Bruxelles. A guichets fermés, preuve que son aura ne faiblit pas. À l’heure où la musique progressive peut parfois sembler tourner en rond, Steven Wilson rappelle pourquoi il reste le “King Wilson” : il ne suit pas les tendances, il les redéfinit.
"The Overview" est disponible ici ou via la page ‘Artistes’.
Pour écouter (et regarder) "Objects Outlive Us : Objects : Meanwhile", c'est là.